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25 novembre 2009 3 25 /11 /novembre /2009 07:01




Emmanuel GABELLIERI


Action et contemplation.
Simone Weil par-delà les Anciens et les Modernes

 

Conférence à la Bibliothèque municipale du Centre-ville de Grenoble

Mercredi 9 décembre 2009, 18 h 30-20 h


Entrée libre et gratuite dans la limite des places disponibles

 



"Travail et contemplation sont les deux pôles de la pensée" (S. Weil, OC II 1, 49)

 


« Philosophie mystique » (MM. Davy), « Platonisme du XXe s. » (M. Vetö), « Philosophie du travail » (R. Chenavier) ? En définissant travail et contemplation comme les « deux pôles de la pensée » S.Weil met ses commentateurs d’accord. Mais, ignorant ainsi la querelle des Anciens et des Modernes qui a opposé vita contemplativa et vita activa, elle invite à ne pas choisir entre Platon, Marx ou Arendt, à penser ensemble décréation de l’âme et transformation du monde. Par là s’éclaire aussi bien sa conception existentielle de la philosophie que la volonté d’articuler « inspiration » et « action », politique et mystique, et une métaphysique de la médiation et du don reliant à nouveaux frais Grèce, christianisme et modernité.

 


Emmanuel GABELLIERI, Agrégé de philosophie, Docteur ès lettres, est Doyen de la Faculté de Philosophie de l'Université Catholique de Lyon.



Ouvrages publiés 
:


- Simone Weil, coll. « philo-philosophes », Ellipses, 2001

-Etre et Don. Simone Weil et la philosophie, « Bibliothèque Philosophique de Louvain » n°57,

   Editions Peeters, Louvain-Paris 2003 

- « Amor mundi, Amor Dei. S.Weil et H.Arendt » (dir.),  Theophilyon IX-2,  2004

- Nature et création entre sciences et théologie (dir., avec J.M.Exbrayat), Paris, Vrin, 2006 

-  Blondel et la philosophie française (dir.), Parole et Silence, 2007 

- Simone Weil, Action et contemplation (dir., avec M.C.Bingemer), Paris, L’Harmattan, 2008

- Préface à Simone Weil (dir. Ch.Delsol), coll. « Les Cahiers d’Histoire de la philosophie »,

    Cerf, 2009

 

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5 octobre 2009 1 05 /10 /octobre /2009 10:33

 

         




Samedi 3 octobre,
dans la grande salle de L'Hexagone de Meylan,
Robert Damien, philosophe,
invité à penser la notion de "partage",
a proposé une réflexion sur LA FRATERNITE,
dont le texte suivant renvoie plus que l'écho.


La fraternité, fin et suite…

 

La fraternité, mal aimée et tard venue, est une notion rescapée d’un naufrage politique. Plus qu’un sentiment, moins qu’une obligation, elle est ajoutée comme un repentir à la devise républicaine. Réquisition d’une pensée molle, juste bonne aux invocations du lyrisme d’avant boire, la grandiloquence populaire et patriotique qu’elle alimente est toujours suspecte d’une religiosité maculée ou d’un familialisme inquiétant tant elle se fourvoie dans le biologisme mortifère des exclusions : si on n’a pas le même père biologique de sang, comment peut-on être frère et l’aurait-on que la haine jalouse des enfants d’une même famille nous ramènerait aux affres fratricides d’Abel et Caïn. S’inventer un Père éternel créateur ne nous libère pas des fatalités puisque les frères, s’en disputant l’héritage,  partagent tous la meurtrière souillure du crime originel.

Comment dès lors ne pas s’abandonner au vertige de l’abandon que suscite son examen ? Pourquoi résister à sa rédhibition ? Entreprise vaine qui ne peut échapper à la reddition tant sa condamnation est désormais inscrite dans nos habitudes de pensée.

Son évacuation par l’hégémonie politique de la tradition anglo-saxonne semble scellée. Porteuse des foudres fanatiques d’une terreur, hantée par la trahison des serments, à quoi bon réhabiliter cette bâtarde d’origine douteuse, inconsistante entre générosité et charité, insaisissable entre foi et fidélité, à jamais déplacée et perpétuellement contradictoire? Y procéder comme on l’a fait ici donne aux relevés de conclusions les allures au pire d’un dépôt de bilan, au mieux d’un appel au secours.

Que reste-t-il de nos amours fraternelles? Pas grand-chose sinon profits et pertes d’une catégorie sinistre et sinistrée et dès lors comment n’y pas substituer des vertus moins risquées et peu périlleuses, d’autres valeurs moins compromettantes comme la sollicitude, la bienfaisance, la reconnaissance, la compassion, la solidarité, la charité, toutes vertus tellement humanitaires et ô combien plus présentables que cette prétendue et dérisoire justice en acte, à bon droit soumise au procès d’aversion ?

On tentera pourtant ici d’ériger quelques digues avant la submersion définitive…

 

*       *       *       *

 

L'engagement sacrificiel fait l’entre nous fraternel en ce qu'il affirme la supériorité des valeurs universelles par rapport à la vie biologique et les incarne dans une existence commune porteuse de normativité. Cette ascendance  n'est possible qu'à partir d'une fraternité combative pour supporter sinon dépasser  les nonchalances stériles de la promiscuité sans projet ni projection. Seule, par les é/motions d'une arkhai féconde, une telle euphorie redresse et fait tenir debout notre vaillance valeureuse, elle autorise à penser juste et à être à la hauteur de ses idéaux pour y organiser sa vie: l'exaucement commun est toujours un exhaussement au dessus de la viscosité quotidienne d'une existence privée de tout.

Contre l'élite professionnelle des experts connaissant les lois des mécanismes vertueux des échanges (de biens, de mots et de femmes), cette droiture normative s'incarne dans le corps militant du citoyen. L'un citoyen n'est possible que par l'autre militant dans un don de soi partagé à plusieurs, dans la camaraderie d'une même chambre, sous une même Loi imposant les obligations proprement politiques d’un Etat qu’on appellera de droit républicain.

Dans le rapport conflictuel de la liberté et de l'égalité qui ordonne les antinomies tragiques de la (dé)raison politique, la fraternité est la valeur fondatrice d'une communauté politique. Ses schèmes d’augmentation mutuelle y sont des structures normatives d’obligation réciproque. Par elles, nous nous rendons capables d’être libre à travers les droits sociaux d’affirmation de notre puissance. Ils fondent la croyance collective dans l’humaine émancipation d’une bonne vie commune.

Les légendes de cette promotion sont les lignes historiques qui méritent d’être relues scrupuleusement pour nous y relier respectueusement afin d’y inscrire nos actions dans ses sillons. Elles  rapportent les récits de ce devenir ensemble par lequel l’humanité s’exalte de se rendre capable d’elle-même. Elles nous racontent comment échapper aux dominations de l’arbitraire des naissances, des pauvretés et des malheurs. Contre l’humiliation qui fait perdre tout crédit et ferme toute expression, elles redonnent confiance dans nos capacités d’accès et d’accueils. Appareils inductifs de croissance et de croyance, elles arment nos espérances des œuvres qui ont déjà portées l’humaine condition dans son histoire et annoncent son futur promis. Transmettant ces relations, elles promeuvent. Promettant la poursuite du chemin, elles transmuent nos rapports. Leurs autorités toujours relationnelles et relatées nous augmentent d’une puissance proprement symbolique : elle nous relie à leurs hauts faits et nous oblige à être à leur hauteur. Monitoires, ses monuments nous avertissent aussi de nous prémunir des défections qui nous menacent. Ainsi se cultivent la communauté fraternelle des ascendances.

L’excentricité centrale de la bibliothèque nous fournit le souverain bien de cette promotion. Par elle s’acquiert le goût non seulement du semblable qui fait l’humanité reconnaissable, non seulement du commun qui rend l’humanité partageable mais de l’universalisible inscrit dans les textes publiés qui promeuvent l’humanité fraternelle. Par cette fraternité substantielle, l’humanité se découvre capable non plus de Dieu comme l’espérait Augustin, mais de s’affirmer, de se continuer et de s’inventer c’est à dire de se cultiver Dans l’immanence de cette autorité culturelle, elle transmet les droits normatifs de son affirmation et découvre les principes propédeutiques de ses activations prochaines.

Leurs auteurs rassemblés dans la bibliothèque universelle des livres sont les maîtres de ce lyrisme porteur. Ils nous rendent à notre tour capable de continuer cette origine féconde. Les munitions littéraires qu’ils nous fournissent sont les sources et les ressources d’une autorité fraternelle en ce que ces ascendants magistraux nous laissent toujours capables de les critiquer, de les interpréter et de les renouveler. La dignitas hominis qui ordonne l’humanité fraternelle est inséparable de la litterae humaniores. La philanthropia que nous délivre le rassemblement des œuvres est partout et toujours amour du savoir déposé dans les textes fondateurs de la lecture et de l’écriture humaines. L’amour des textes, leur traduction, leur commentaire est la matrice des traditions motrices d’une fraternité conquérante de ses droits et devoirs. L’oubli de l’un est toujours désolation de l’autre.

Ce travail de liaison qui associe l'intelligence d'un recueil et la religion d'un recueillement pour aboutir parfois à la ligature d'un ralliement définit l'activité et la finalité  de la fraternisation, de la symbolisation, de la bibliothécation mais aussi ses dangers et ses risques: "le symbole est un objet de convention qui a pour raison d'être l'accord des esprits et la réunion des sujets. Plus  qu'une chose, c'est une opération et une cérémonie...Symbolique et fraternel sont synonymes: on ne fraternise pas sans quelque chose à partager, on ne symbolise pas sans unir ce qui était étranger...Qui fait du lien fait du bien"[1]. La conjugaison motrice du symbolique, du fraternel et du bibliothécaire constitue la grammaire du républicanisme appliqué. La syntaxe de cette triade normative participe moins d’un habitus néo thomiste réhabilité par Pierre Bourdieu que d’un intendo cicéronien : diapason choral d’une harmonie des voix, l’intendo de la fraternité est la matrice et le moteur d’un concert tonique qui conjugue l’intention fraternelle, la tension pratique, l’intensité émotionnelle.

 

*       *        *        *

 

Eprouvée dans le combat militant, la ferveur partisane, l'aventure sportive, la satisfaction affective, l'émotion esthétique, la cérémonie ecclésiale, la liaison amicale ou la communion amoureuse, cette matrice orthopraxique de la fraternité fut l'objet central et, pourrait-on dire, obsessionnel de la quête d’une politique républicaine. Cette recherche des rêves partagés de la camaraderie trouva de multiples expressions entre effroi et nostalgie, dans toute l'histoire des combats d’une république appliquée. C'est par ce biais à l'évidence que l'on peut et doit, selon nous, comprendre et analyser la structure spécifique des liens obligataires qui mobilisent, jusqu'au martyr aveuglé d'héroïsme, l'acteur politique, et  propulsent l'action collective jusqu'à l'aveuglement stérile. Expérience première ou/et intuition créatrice, peu importe, il n'empêche que, dans l'épreuve des larmes ou dans le frémissement des chansons, plaies vivantes et bleus à l'âme, chanter ensemble et faire concert permet à l'homme de se tenir chaud entre soi dans les coups durs, d'agir en commun, de monter à l'assaut et de déplacer les montagnes.

La question décisive, à la fois existentielle et théorique, de la fraternité, demeure de trouver la clef de cette énigme si bien posée par Alain à propos du vol d'étourneaux: "l'ensemble ondulait comme une draperie au vent. Nulle apparence de chef; c'était le tout qui gouvernait les parties ou plutôt chacun des oiseaux se trouvait gouverné et gouvernant, chacun imitant le voisin, et le moindre écart de l'un inclinant un peu tous les autres"[2]. Comment naît l'enthousiasme collectif d'un ordre commun, comment se maintient-il sans dégénérer dans la folie fanatique, comment cet affect générateur d'une co/naissance s'entretient-il sans se scléroser dans des rituels enkystés ou des retombées commémoratives? "L'ordre enferme par lui-même une espèce de religion, et peut-être toute religion"[3]. Peut-on éviter ce moment fâcheux où l'affection devient affectation, où l'assemblée cesse d'être religieuse pour devenir cléricale, où la représentation devient théâtre d'ombres, où l'autorité devient tyrannique et la fraternité fratricide?

La tradition philosophique s'est toujours méfiée de cette présence des dieux en nous[4]. " C'est ainsi que partout où des semblables sont réunis, l'ordre naît et renaît. Roi invisible et présent; à proprement parler Dieu"[5]. Sa plasticité stimulante nous pousse aux engagements de  l'action mais l'accès de fièvre nous fait aussi dangereusement délirer.

Cette volupté ivre requiert, selon la tradition, la raison froide qui éteint les feux et canalise les émotions de la ferveur en séparant les instances comme les opérations. Pourtant "il y a une partie de danse et de chant dans toutes les  actions en commun, et ce n'est pas celle qui importe le moins. L'ordre est alors cause et effet. Nous y donnons une attention qui est adhésion; c'est peu de dire que nous l'approuvons; nous y sommes maître et serviteur. Ainsi l'ordre n'est point subi, ni voulu; il est au-dessous du subir et du vouloir; il appartient à la vie comme respirer"[6]. Pathologie dégénérative de l'adhésion ou principe moteur de l'engagement, l'enthousiasme fraternel n'est-il pas ce "transcendantal historique" qui rend possible et effectif les actions concertées d'un peuple en mouvement?

Certes on ne résistera pas toujours à la tentation de dresser, non sans la goutte de dépit d'un précieux dégoûté, un "précis de décomposition" de cette fraternité "religionnaire" mais l'essentiel demeure d'analyser les lois de composition et les ingrédients de cet invariant anthropologique. Ontologiquement, ce transport hors de nous par "l'entre nous" d’un idéal nous constitue pourtant comme sujet ordonné de l'être politique. Là encore, comment éviter la dérive de cette augmentation fraternelle? En discriminer la noblesse comme l'ignominie, c'est  fournir instruments de jugement sans en faire son deuil car ce serait nier l'ordre du politique même.

Mais justement n’en sommes nous pas là désormais ? La révolution informatique des transmissions ne signe-t-elle pas l’arrêt de mort de la fiction motrice que fût la fraternité républicaine? Une autre matrice politique se met en place, qui, définitivement l’évacue dans les oubliettes du traumatisme historique.

 

                            *        *        *        *

 

 Y a-t-il une fraternité des internautes ? On veut bien admettre qu’il y a des semblables dans l’univers informatisé mais y a-t-il des frères de la société Internet ? En faut-il ? Ne peut-on pas s’en passer ? Mais comment alors les Internautes font-ils société ? Où est le  nous  de la société cybernétique ? Peut-on parler d’une Cité Internet ?

Les principes constitutifs des échanges informatisés et les modes de fonctionnement communicationnels sont en effet antithétiques de l’idée même de fraternité. Le développement des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication) signe l’histoire d’une fin, celle de la philosophie politique de la république née de la Révolution française de 1789 et des révolutions de 1848, 1870, 1917. Par la légende de ces évènements, le Peuple se révèle à lui-même et se fait fête comme vecteur d’une puissance matricielle. Il se célèbre comme moteur d’une fraternité universelle et médiateur actif d’une autorité fraternelle.

Celle-ci, pour le dire sommairement, suppose une Patrie commune (à défaut de Père unique et total) pour un Peuple assemblé dont la voix (vox populi, vox dei) commande des obligations mutuelles et des sacrifices partagés vis-à-vis d’un tout supérieur dont chaque membre devient frère. Ce Tout nous rassemble comme tous étant de même nature (humaine) et participant d’une même raison (universelle). Cette totalité à qui notre commune identité confère unité, nous élève à la dignité d’acteurs égaux sur un territoire qui nous est propre car nous y réalisons tous ensemble les fins de notre communauté humaine. Il nous appartient, il est à nous, il est nous car chacun est également sujet souverain de cette patrie qui nous fait devenir humains et par cela même fraternels. Chacun vient à l’être par ce tout qui nous dépasse et nous promeut comme ces fils. Les frères le sont d’être les fils de cette patrie inventée en commun.

Cette matrice qui nous fait nous, nous rend compatriotes, confraternels puisque concitoyens. Sur cet espace politique, chacun, par delà ses origines, ses confessions, ses couleurs, ses appartenances,  partage les mêmes droits et devoirs afin d’affirmer, de promouvoir la meilleure part, la part noble de notre humanité. Cette humanité fraternelle nous oblige aux respects réciproques, aussi et surtout elle exige de sacrifier la mauvaise part, la part ignoble de notre humanité commandée, elle, par nos intérêts, nos instincts, nos pulsions, nos particularités, tout ce qui ne se partage pas et constitue nos individualités médiocres.

Pour entretenir la flamme de cet enthousiasme patriotique et fraternel (une manière d’être possédé par ce nouveau Dieu qu’est la Patrie), on multipliera les monuments publics consacrés à ce mystère de la fraternité. Ils nous rappellent l’histoire de son émergence, nous prémunissent de toute chute dans l’intérêt particulier (on le dira justement privé de toute cette dimension publique de la fraternité) et nous annoncent le futur de nouvelles conjugaisons. Célébrations, commémorations, fêtes rituelles constituent les liens d’une religion civique de l’Humanité fraternelle.

Ce grand mythe politique de la Fraternité a pris formes (diverses) avec la révolution industrielle des productions marchandes. En ont émergé, à travers de multiples conflits et convulsions (qu’on a nommés Révolutions car dans ces événements se révèle un avènement, celui du Peuple souverain), des institutions de service public. Elles sont les réquisits d’une République sociale et démocratique. Les plus radicaux de ces défenseurs voudront en accomplir pleinement les fins en réalisant la démocratie socialiste d’un Peuple messie de l’Humanité : les frères militants et militaires de cette Idée lyrique  deviendront les camarades d’une fraternité universelle …

Une nouvelle révolution technique et scientifique s’opère sous nos yeux avec les NTIC. Elle rend complètement caduque et dérisoire cette mythologie mystificatrice de la Fraternité républicaine et socialiste. Mieux, elle nous délivre heureusement de cette vieille et fâcheuse et dangereuse illusion néo quarante huitarde de l’homme nouveau de la Révolution fraternelle.

En effet, la communication informatique est un échange direct, instantané, immédiat, fluide, transparent car dématérialisé, délocalisé, déhiérarchisé. Des liaisons informatives sans les liens d’une transmission toujours soumises aux règles instituées par un Etat territorial. Plus de lieux, plus de mémoires et plus d’institutions. Dans l’espace Internet, plus de Peuple, plus d’auteur, plus de territoire, plus de Patrie, plus de citoyens, plus de frères. L’espace de la communication est un espace désolé, sans sol et sans enracinement, séparé de tout ce qui fait le granuleux des choses, le charnu des êtres, l’irréductible opacité des existences vécues dans les traditions, les langues, les appartenances, les mœurs d’une patrie. Se trouvent enfin et heureusement évacuées des rapports informatiques, grâce à la communication numérique du virtuel, toutes les épaisseurs (ontologiques) que nous imposaient les bornes, les identités héritées, les domiciles, les propriétés, les racines, les habitudes, les croyances, enfin tout ce qui fait l’existence concrète des hommes situés, limités, finis entre communautés et patries autant dire entre mafias et ghettos.

L’univers de la circulation informatique est positivement a/politique, sans ordre de commencement ni de commandement, une an/archie sans lieux ni feux : une utopie enfin réalisée  sans risques de friction. Plus de malentendus ni de supputations, plus de haine plus de conflits car la société cybernétique est un automate autorégulé.

Pour ajouter à la dénonciation, un dernier coup de pied de l’âne. Avec les NTIC, l’individualisme anarcho-libéral a trouvé son outil de développement, le capitalisme libertaire sa force d’expansion et l’idéal démocratique, sa forme d’expression car sont détruits tout ce qui faisait obstacle à son développement mondialisé: les Etats, les autorités, les Institutions, les frontières, les religions. S’accomplit hic et nunc une société mondialiste d’individus sans liens, une démocratie des singuliers sans aucun besoin de cette illusion fraternelle, toujours plus ou moins socialisante, à repousser dans le musée des horreurs. Restent des sujets autonomes qui, selon leur bon vouloir, se rencontrent et s’entraident dans les réseaux conviviaux. Des groupes pluriels et variés mais sans unité ni totalité et dès lors libérant une parole foisonnante, ubiquitaire, pseudonymique, bricolant des savoirs disponibles et des affinités électives, mobilisant de la sollicitude et de l’entraide, autorisant de la connivence et de la convivialité dans et par les échanges interactifs de la cyber communauté.

 Mais en quoi est ce encore de la Fraternité au sens politique que nous avons trop rapidement  dessiné?  On ne détruit que ce qu’on remplace. Est-ce là une nouvelle forme de la fraternité ? Un autre mode de constitution du politique ? Une nouvelle manière de multiplier les liens partiels, mouvants, multiples ? Quel type d’engagement contracte les internautes les uns vis-à-vis des autres et vis-à-vis des institutions établies qui continuent de les définir ? Quelles obligations mutuelles et réciproques s’imposent-ils ? Quel type d’action collective se trouve promu dans les diverses communautés, forums, blogs ? En quoi ces échanges peuvent-ils constituer un nouvel espace public, un nouveau rapport politique que nos anciens concepts d’Etat, de démocratie, d’institution, de citoyenneté, de fraternité sont incapables de penser et ne peuvent que dénoncer  dans un combat désormais d’arrière garde? N’est ce pas au contraire une originale et novatrice politicité qui s’invente et partant un nouvel idéal du nous mais radicalement étranger aux normes de la philosophie politique républicaine qui nous paralysent et nous empêchent de saisir cette e-fraternité post-politique?

 



[1]Régis Debray, Vie et Mort de l’Image, Gallimard, Paris, 1992, p.60

[2]Alain, Le citoyen contre les pouvoirs, Paris, Gallimard, 1985, Propos 124, pp.318-320

[3]Alain, op.cit., p.318

[4]Platon, Phèdre, 244a

[5]Alain, op.cit., p.320

[6]Alain, op.cit., p.319

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11 septembre 2009 5 11 /09 /septembre /2009 23:06
 

 

Samedi 3 octobre 2009 : Partage de butin
dans le cadre de « L’acte II » des Rencontres-i sur le thème « Partager », au théâtre L’Hexagone de Meylan :

  • 14 h : Conférence de Robert Damien (Professeur de philosophie morale et politique, Université de Paris X – Nanterre, auteur de nombreux ouvrages consacrés notamment à la tradition de philosophie sociale française de l’utopie, par exemple à Proudhon).

  • 15 h – 18 h : Ateliers philosophiques auxquels participent les membres volontaires de la SAP.

Entrée libre sur réservation : http://www.theatre-hexagone.eu/scene-nationale/index.php

 


Quelques explications sur cette manifestation en guise de "billet de rentrée du Président" : il s'agit d'une rencontre un peu spéciale, ou pour mieux dire bizarre dans le bon sens, ainsi que L’Hexagone de Meylan sait le faire avec inspiration. Dans le cadre des Rencontres Imaginaires, biennale art-sciences, on a vu s’installer dans l'agglomération grenobloise de nombreuses ruches, ce qui a permis de décliner à loisir le thème "essaimer" (acte I), par de nombreuses manifestations plus étonnantes les unes que les autres auxquelles les amateurs de philosophie de la Société alpine ont participé.

Cette journée philosophique du 3 octobre ouvre l'acte II consacré au thème "partager". La veille d'ailleurs, il y a un vrai partage de vrai miel collecté dans les ruches.

 

***

 

Voilà ce que j’ai écrit en juin pour le programme de L’Hexagone sur le thème du partage :

 


Le partage promet. On en espère quelque chose qui paraît très difficile à réaliser : l’expression conjuguée de l’enrichissement et de l’équité.

Cette attente tient peut-être à la structure même de tout partage. Car partager c’est instituer une communauté, c’est-à-dire davantage qu’une simple société.  Or, du point de vue matériel, le partage repose sur l’opération qui consiste à diviser un ensemble et à en distribuer les éléments constitutifs. Si le partage apparaît comme un acte tout à fait particulier, c’est que la division des choses permet de souder le groupe des hommes. Opération étrange par laquelle le fractionnement dans l’ordre des biens produit dans l’ordre humain le contraire d’une fragmentation, et même une forme éminente d’unité.

Mais, à son tour, une telle étrangeté semble devoir s’élucider si l’on considère le statut de ce que l’on partage. Pourquoi les choses sont-elles considérées comme des biens ? D’où provient la transformation de ce qui est en ce qui vaut ? Questions qui renvoient au cœur de l'économie. Les choses deviennent des biens pour autant qu’on les accepte collectivement comme les symboles de la richesse ; celle-ci est donc affaire de reconnaissance.

Par conséquent, ce qu’un partage laisse toujours espérer, c'est l’enrichissement d’une communauté par le biais d’une reconnaissance pleine et entière pour chacun de ses membres. Il y a des thématiques moins riches en utopie…



Je signe ce texte, car il me semble qu’il y a là une thématique très puissante et peu envisagée de nos jours, et…nous persistons : ce thème du partage va être l’occasion de notre premier séminaire de l’année, ce samedi 3 octobre à L’Hexagone de Meylan.

 

***

 

L'après midi du 3, Robert Damien interviendra sur le thème de la fraternité, qui se trouve au centre de la problématique du partage – Robert Damien, philosophe au ton original, spécialiste des questions de philosophie sociale, grand connaisseur de Proudhon et de la tradition socialiste française.

Après cette intervention, nous participerons avec tous ceux qui le veulent à des ateliers philosophiques, qui synthétisent les diverses expériences de l'acte I et qui sont destinés à approfondir la réflexion par le biais de sa pratique. Quatre thèmes de réflexion sont prévus pour ces ateliers, animés par des universitaires, des écrivains ou des artistes :


"le sauvage comme révélateur de notre condition",

"les abeilles modèles d'économie politique ?",

"territoire butiné, territoire possédé ?",

"essaimer ou mourir"…(le bizarre continue !).

 

Enfin, à 17 h 45, Robert Damien et moi proposerons une réflexion prospective sur ce qui s’est dit, afin, de nouveau, de "partager".

 

Comme on voit, tout cela est participatif, dans le meilleur sens du terme...et une fort belle manière de faire se rencontrer la nature, l'art, la philosophie et le public amateur d’expérience intellectuelle.


En espérant vous retrouver nombreux à cette occasion, j'ai le plaisir de déclarer ouverte cette saison 2009-2010 de la Société alpine de philosophie.

 

Thierry Ménissier

 

 

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29 mai 2009 5 29 /05 /mai /2009 10:55
 

 

RENCONTRE-DEBAT avec André TOSEL

Bibliothèque municipale du centre-ville, Grenoble

Vendredi 26 juin 2009, 18 h 30 – 20 h 30

entrée libre

 

André Tosel interviendra à partir de son ouvrage Un monde en abîme. Essai sur la mondialisation capitaliste (Editions Kimé, 2008), puis répondra aux questions du public.

André Tosel est professeur de philosophie politique à l’Université de Nice. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment : Etudes sur Marx (et Engels). Vers un communisme de la finitude (Kimé, 1996), Démocratie et libéralismes (Kimé, 1995), Du matérialisme de Spinoza (Kimé, 1994), Kant révolutionnaire. Droit et politique (PUF, 1988), Spinoza ou le crépuscule de la servitude. Essai sur le Traité théologico-politique (Aubier, 1984).

 

Dans le contexte actuel, Le Monde en abîme me semble un livre important, et cela pour trois raisons. D’une part, il entreprend de s’emparer d’un thème, la mondialisation, finalement peu fréquenté par la philosophie politique. A cet égard, il comprend une inspection critique des « forces en présence » de la philosophie politique actuelle qui est aussi intéressante que sans concession – en faisant par exemple la remarque inquiétante que ceux qui sont le plus favorable à la mondialisation sont également ceux qui la théorisent le moins. Un des points forts de l’ouvrage est qu’il réfléchit la mondialisation en regard des attendus de la philosophie de l’histoire des XIX et XXèmes siècles, et non pas en dehors ni contre elle, à l’inverse donc d’une tendance actuelle. La mondialisation apparaissant comme « un événement philosophique », et même « le seul événement de notre actualité » (p. 96), il convient désormais de lui assigner son sens, c’est-à-dire de statuer philosophiquement sur son compte, et c’est ce à quoi s’emploie l’ouvrage. 

D’autre part, il s’inscrit explicitement dans une perspective d'inspiration marxiste ; or, quoiqu’on pense de l’expérience du communisme au XXème siècle (et même, plus généralement, de la philosophie de l’histoire marxiste), un tel angle de vue dote l’analyse d’une grille d’intelligibilité des phénomènes complexes de domination (aux plans économique, politique, idéologique) que n’offrent pas les autres discours de philosophie politique. Bien entendu, ce que montre l’ouvrage d’André Tosel, c’est que le processus de mondialisation n’a pas supprimé la domination, mais qu’il l’a déplacée géographiquement et qu’il l’a transformée dans ses modalités ; par suite, il se livre à une intéressante tentative de questionner ce que signifie, pour un tel monde, la notion même de « pouvoir ».

Enfin, il nous invite à réfléchir à la forme que peut prendre l’action politique dans un monde métamorphosé sous l’effet de la globalisation économique. Ce point me paraît personnellement représenter l’enjeu le plus important du livre : tandis que les catégories de la théorie politique ont été conçues dans la perspective d’un projet, le projet des Modernes, accordant une place centrale à une entité (le sujet de droit ou le peuple) agissant dans un cadre public rationnel et unifié (l’Etat), comment désormais – c’est-à-dire en dehors de ce cadre instituant – concevoir aussi bien l’être en commun que l’intérêt général ? En d’autres termes, de quelle manière aujourd’hui se figurer tant la capacité de créer une collectivité sensée que le but légitime que cette dernière est susceptible d’assigner à son action ?

 

Thierry Ménissier




PS : Le texte de présentation du livre de Tosel que j'ai prononcé lors de sa venue à Grenoble se trouve ici : http://tumultieordini.over-blog.com/article-33818118.html
 

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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 09:52
 

                                       

 

Notre époque est-elle tragique ?

Une approche de philosophie politique et de philosophie de l’histoire

Thierry Ménissier

Séminaire d’hiver de la Société alpine de philosophie : Le tragique

28 février 2009, L’Hexagone – scène nationale, Meylan

 

Pour commencer je voudrais préciser que mon propos ne sera pas centré sur la dimension esthétique du tragique, et que je n’évoquerai la forme dramatique de la tragédie que pour nourrir une réflexion qui est tournée vers l’examen de la politique et de sa signification pour une philosophie de l’histoire.

Quelle est la pertinence de cette catégorie de « tragique » pour penser notre époque ? Pour le savoir il est nécessaire de définir et de préciser cette notion, mais avant cela on peut remarquer combien le mot « tragique » vient spontanément, ou peut spontanément venir, lorsque de nos jours on évoque des catastrophes : on parle facilement d’événements tragiques ou même de la ou des tragédies de notre temps, pour désigner certains événements du XXème ou du XXIème siècle :

  • Les guerres du XXème siècle,

  • Les totalitarismes de droite ou de gauche,

  • Les crises humanitaires dues aux facteurs climatiques tels que la sécheresse ou les intempéries et aux facteurs sociaux ou économiques tels que la pauvreté,

  • Les situations de guerre civile dans les pays qui les connaissent.

Par exemple, il y a un livre qui s’intitule « Le Cambodge, une tragédie de notre temps » (Philippe Richer, Presses de Science po, 2001) ; l’article indéfini employé par l’auteur laisse entendre qu’il y en a d’autres, et que la situation cambodgienne n’est pas la seule que l’on pourrait qualifier de « tragédie de notre temps ». Autre exemple, Jacques Chirac vient d’affirmer que la situation au Darfour était « une des grandes tragédies humanitaires de notre temps ». Il y a une dizaine ou une quinzaine d’années maintenant, on se souvient que le mot « tragédie » revenait souvent pour qualifier la guerre dans les Balkans, soit considérée dans sa totalité, comme un événement global, soit pour évoquer tel ou tel épisode en Bosnie, en Croatie ou au Kosovo.

Que veut-on dire par là ? Deux réponses semblent possibles à cette question :

  1. On peut simplement vouloir désigner une catastrophe d’une très grande ampleur et qui engendre la mort dans des proportions considérables.

  2. Mais on peut également affirmer qu’en employant l’adjectif « tragique », on veut moins évoquer ou désigner un fait ou un type de faits, que les appréhender selon une dimension évaluative (on l’a rappelé, l’adjectif « tragique » s’emploie dans un registre visant à porter un jugement sur ce qu’il évoque).

Quel sont les critères sous-jacents à une telle évaluation ? Peut être considéré comme tragique, me semble-t-il, ce qui est fait avec violence, et ce qui fait survenir la mort. Mais ce n’est pas assez dire, car alors, on pourrait simplement employer l’adjectif « funeste ». La qualification de tragique pointe une autre dimension : celle dans laquelle il se joue manifestement quelque chose que l’on n’avait pas prévu, et peut-être même que l’on ne pouvait pas prévoir, et qui de ce fait échappe à la maîtrise humaine. Prêtons attention à un détail très important : si l’on dit cela, on suppose que le tragique relève tout de même de l’intervention humaine – implicitement, on admet que les hommes entrent dans des processus qu’ils voulaient ou espéraient pouvoir anticiper et éventuellement contrôler, et qu’ils n’y sont pas parvenus. C’est un point important : personne n’affirme que tel ouragan ou que telle grande sécheresse sont par eux-mêmes « tragiques », mais on veut dire que leurs conséquences peuvent l’être. Ainsi au Darfour, la catastrophe humanitaire est qualifiée de « tragédie » pour autant que, dans cette région du Soudan, une guerre civile de longue durée a considérablement appauvri le pays, et que c’est donc l’intervention humaine (ou la non intervention) qui rend les choses non seulement catastrophiques mais bel et bien tragiques. Dans tous les cas de ce type, il me semble que c’est la gestion des catastrophes par l’homme qui rend les situations tragiques.

Les choses, envisagées dans cette optique, paraissent claires, si j’ose dire : pour les dire à la manière philosophique, est tragique ce qui relève de la liberté humaine telle qu’elle s’exerce dans la contingence de l’histoire, puisque cette dernière n’est passible d’aucune prévision absolue, aucun calcul ne peut venir anticiper totalement ni garantir une parfaite maîtrise de situations économiques, sociales et politiques. L’adjectif « tragique » sanctionne la capacité effective mais limitée d’une liberté individuelle et collective qui œuvre à même une matière d’une irréductible contingence.

 

Or, il est tout à fait étonnant et en même temps tout à fait significatif qu’on en soit venu à dire de telles choses. Permettez-moi, en philosophe, de trouver cela étrange, d’abord (I), ensuite révélateur d’une certaine position de l’humanité vis-à-vis de ce qui lui arrive aujourd’hui (II). Mais les deux facettes de ma réflexion relèvent de l’interrogation d’une même situation, ou mieux : elles relèvent de la nécessaire méditation d’un même esprit, d’une forme de mentalité dont l’évolution conditionne les situations que nous, contemporains, devons affronter – je veux parler de l’esprit moderne.

 

En effet, l’esprit moderne s’oppose radicalement à toute évaluation des événements en termes de « tragique » ou de « tragédie ».

Ces mots de « Modernité » / « esprit moderne » manifestent la volonté rationnelle de comprendre la nature, sinon d’exploiter ses ressources, voire de la dominer techniquement ; la modernité – à partir du XVIIème et surtout du mouvement des Lumières du XVIIIème siècle dont nous sommes largement les héritiers – sanctionne une volonté de « savoir pour prévoir, prévoir afin de pouvoir », selon la devise des Saint-Simoniens et d’Auguste Comte, dont la philosophie positiviste est tout à fait significative de la modernité et de l’esprit moderne envisagés de ce point de vue. Modernes, nous le sommes devenus grâce à la découverte du principe qui est au cœur de la démarche scientifique, le rapport de causalité, le fait que les causes observables engendrent des effets prévisibles. L’approche déterministe de la nature nous a fait échapper aux fatalités et aux malédictions du monde antique.

On peut encore préciser les choses : tandis que les Anciens Grecs et Latins se représentaient l’action de l’homme dans un univers fini et hiérarchise (le « kosmos », cette totalité bien ordonnée), les Modernes ont eu l’audace de se représenter un univers infini et éventuellement a-centré, ou en tout cas dans lequel ni la Terre ni l’Humanité ne sont centraux ; mais dans le même temps, ils ont forgé avec la raison, la science et même l’idée de subjectivité, de redoutable instruments pour partir à la conquête d’un tel univers, même partiellement. Le fait que la raison, en tant que pouvoir critique, ne fasse jamais de promesse de dupe (elle ne laisse rien espérer sinon un travail scrupuleux d’examen des causes et des effets), l’humilité de la science, enfin la curiosité de la subjectivité de l’homme moderne sont autant d’atouts pour s’éloigner du monde ancien – et pour conjurer le tragique.

En effet, dans le monde ancien, en apparence rassurant, les hommes sont « encadrés » par des dieux en partie irrationnels et violents, et leur propre action paraît soumise à des épreuves destinées à en circonscrire la part d’humanité et de barbarie. Tout héros tragique fait l’épreuve du risque de dénaturation, il risque de devenir moins qu’une bête dans le même temps où il part à la recherche de son identité et de son humanité (on pense évidemment à Oreste et à Œdipe, respectivement matricide et parricide, et de ce fait ayant dû faire l’expérience de la « limite extérieure » de l’humanité.

Dans le monde moderne, ou plutôt conformément à l’esprit moderne, le plan de l’épreuve tragique (à la fois morale et politique, ou anthropologique et civique) n’est plus celui dans lequel les hommes entrent dans le but d’apprendre à se connaître en faisant l’expérience de leur liberté. Ce plan, selon l’esprit moderne, est désormais celui de l’histoire. Ici, une distinction s’impose sans doute : tous les auteurs modernes (au sens simplement chronologique de ce terme) semblent tomber d’accord avec ce que je viens d’affirmer – l’histoire est le registre, le plan d’expression, le domaine de référence dans lequel les hommes peuvent et doivent devenir eux-mêmes. Mais les auteurs « modernistes », ou « modernes » au sens évaluatif ou idéologique du terme vont plus loin que cela : ils estiment que l’histoire, théâtre des efforts de la connaissance et de la technique humaine, est caractérisée par un processus d’une certaine force de nécessité, qu’on peut nommer le progrès. Cette distinction représente quelque chose d’important, car elle permet de qualifier les grandes œuvres de la modernité : si Rousseau est un moderne, et non un moderniste, Descartes et surtout Comte sont plutôt des modernistes. Elle offre également le moyen de comprendre la promesse finalement recelée par la modernité, par le biais de ces auteurs que je serais tenté de considérer, par antiphrase ou goût de l’oxymore, comme « ses prophètes ». Pour ces derniers, la modernité déploie des efforts tels qu’elle est vouée à échapper purement et simplement au tragique, à plus ou moins long terme. Les avancées de la science, la qualité de la raison en termes de puissance de conquête de la nature, l’assurance de la subjectivité « éclairée » par les Lumières – autant d’éléments reléguant aux oubliettes la vieille conception des limites innées de la liberté et de l’expérience pénible de la fatalité, ou du moins autant de facteurs capables de faire regarder ces éléments de l’esprit tragique comme des choses qui concernent le passé, comme une page de l’histoire de l’humanité.

 

Dans le même temps, toutefois, une certaine faillite de l’esprit moderne a réintroduit le tragique ou du moins quelque chose de tragique ; et cela dans l’histoire, donc au sein même de l’élément qui était censé le conjurer.

Crise ou réussite de la modernité ? Le fait est que l’essor démesuré de la science, les indéniables commodités permises par la technique, et la rationalisation de la nature, de la société et des comportements – cela n’a pas empêché « le court XXème siècle » d’être aussi « l’âge des extrêmes », pour reprendre le titre et le sous-titre du livre de l’historien Eric Hobsbawm. Au sein de l’ère modernes, les catastrophes imprévisibles ou du moins difficilement prévisibles que j’ai évoquées plus haut se sont produites, d’une ampleur extraordinaire quant à leur pouvoir de destruction. Dans son fameux ouvrage L’Âge des extrêmes, Hobsbawm écrit ainsi que, concernant la période de 1914 à 1945 :

 

« il y eut sûrement des moments où le ou les dieux, dont les hommes pieux croyaient qu’ils avaient créé le monde et tout ce qu’il contenait, ont pu regretter de l’avoir fait » (p. 44).

 

Plus précisément, et de manière spécifique à notre époque, est-ce que ce ne sont pas les facteurs de la modernité qui ont réintroduit quelque chose de tragique dans notre condition ? On sait que des auteurs tels que Theodor Adorno et Max Horckheimer, fondateurs de la théorie critique de l’Ecole de Francfort (La dialectique de la raison), et aussi Hannah Arendt (La crise de la culture ou Condition de l’homme moderne) ou son premier mari, Günther Anders (L’Obsolescence de l’homme), ont vivement attaqué l’esprit de modernisme d’avoir engendré les conditions de drames aussi imprévisibles qu’épouvantables : imprévisibles parce que l’approche technoscientifique fait obstacle à la saisie des risques, au lieu de les envisager réellement ; épouvantable car elle dénature les choses par l’invention d’artifices toujours plus épouvantables – ainsi, même la guerre se trouve pour ainsi dire dénaturée par l’invention des armes de destruction massive, comme en témoignèrent avec éloquence certains des écrivains survivants de la Première Guerre Mondiale qui développèrent leurs réflexion dans le sens d’une critique du modernisme ou d’une remise en question de l’esprit moderne (tels Ersnt Jünger dans Orages d’acier, et Pierre Drieu la Rochelle dans La comédie de Charleroi). Pour tous ces auteurs, si l’on peut parler de nos jours de tragique, ce n’est pas malgré la raison et la science, ces facteurs décisifs de la modernité, mais en partie à cause d’eux : la modernisation rationnelle et technoscientifique du rapport de l’homme à la nature et à lui-même fausse toutes les mesures possibles d’appréhension des phénomènes ; même le calcul des risques dont se prévaut l’esprit scientifique est insuffisant pour prémunir l’homme contre ce qui semble être la fatalité de sa destruction et de son épreuve de sa déchéance collective et singulière.

Mais alors, de quel genre de « tragique » parle-t-on ? Assurément, ce n’est plus le genre du tragique antique selon lequel l’homme est littéralement écrasé par le fatum. Il est nécessaire de parler d’une espèce de tragique proprement historique, car ce qui semblait hier oxymorique (l’association de « tragique » et d’« historique », si contraire à l’esprit de la modernité), est maintenant possible, sinon nécessaire. Ici, vous me permettrez de développer certaines réflexions qui sont au cœur d’un ouvrage de philosophie politique que je suis en train d’écrire en me fondant sur la pensée de Machiavel, et qui part justement de l’intuition qu’a eue le Secrétaire florentin du « tragique historique ». (Machiavel, contemporain des tout débuts de la modernité au XVIème siècle, dans un monde encore tourné vers l’antiquité, et en même temps contemporain des Guerres d’Italie, premiers conflits modernes en un sens et dernier conflit ancien en un autre).

 

La pensée du Secrétaire ouvre à la considération d’un ordre de faits en grande partie (mais pas totalement) inaperçu jusqu’à lui, et peut-être très difficile à accepter pour le modernisme. L’épreuve du temps historique met l’homme face à la fragilité de ses constructions. Si grâce à la politique l’homme s’inscrit dans le temps, il apprend que la liberté qu’il y gagne ne rime pas avec une maîtrise intégrale du devenir ni même de tous les paramètres de l’action. Aussi l’engagement politique offre-t-il à l’homme la possibilité de faire l’épreuve du tragique proprement historique.

Chez les Anciens, le ressort de la tragédie reposait sur l’écart persistant entre la conscience du héros et les conséquences des actions qu’il entreprend pour améliorer sa situation : Œdipe dans la tragédie de Sophocle découvre ainsi, progressivement, que toutes les actions qu’il a entreprises pour empêcher la malédiction de se réaliser la précipitent, et que tout ce qu’il fait s’effectue finalement dans un sens contraire à ses propres intérêts. Le tragique de la condition humaine vient alors justement du fait que les dieux, qui orientent le cours de la vie humaine par l’intermédiaire du destin, sont responsables des cadres propices à une telle divergence croissante, tandis que si les héros paraissent les auteurs de leur propre liberté, il s’agit d’une liberté malheureuse qui les pousse irrésistiblement hors de la condition humaine, et dont l’effet revient à les expulser de la cité. Il en va autrement dès lors que les hommes revendiquent la conquête leur liberté dans le temps grâce à l’action politique ; toutefois – même chez les Anciens – une nouvelle forme de tragique apparaît alors, notamment lorsqu’ils font l’expérience pénible de la crise historique. Ainsi Thucydide dans son Histoire de la guerre du Péloponnèse met-il en scène la manière dont les Athéniens ont insensiblement mais constamment perdu pied alors même qu’ils orientaient leur action dans la guerre contre Lacédémone par des calculs et des stratégies, mais de plus en plus inefficaces, et selon une possibilité de prévision de plus en plus courte. Dans le tragique historique ce ne sont pas les dieux, mais l’homme lui-même qui, du fait d’une action insuffisamment éclairée et en défaut croissant d’efficacité, engendre les cadres de son échec, de sorte qu’il devient inéluctablement l’agent de sa propre perte.

Durant la guerre du Péloponnèse, des accidents se sont multipliés, qui sont venus perturber la réalisation des plans d’Athènes ; c’est pourquoi l’œuvre thucydidéenne doit être considérée comme un grand livre sur la condition de l’homme dans le temps. Tout en narrant les actions politiques, diplomatiques et militaires qui composèrent la trame des événements dramatiques de la guerre, l’historien grec nous renseigne sur les débats qui agitèrent la cité athénienne, notamment en nous faisant pénétrer au cœur du processus de décision par la restitution (ou la réinvention) des discours que les acteurs politiques prononcèrent ou purent prononcer. Mais en même temps qu’il nous montre comment se construit l’action politique, Thucydide indique de quelle manière des décisions qui auraient dû être efficaces condamnent irrévocablement leurs auteurs. L’historien « redimensionne » par conséquent les pouvoirs de l’action politique, à propos d’une crise historique certes particulière, mais qui vaut comme le modèle de toute action politique humaine. Pour lui l’homme, devenu acteur de son propre destin grâce à la politique, s’est bien affranchi des dieux, mais il n’est pas pour autant devenu l’égal d’un dieu dans l’histoire. Par la politique, il évolue dans un milieu qu’il façonne, mais sans pouvoir déterminer intégralement celui-ci. A ce double égard, le fameux « dialogue mélien »1 représente, bien avant l’œuvre de Machiavel, un modèle pour une pensée tragique du politique : la déduction du recours à la force qui s’y joue constitue le mode opératoire effectivement adopté par les Athéniens dans leur conduite de la guerre, mais elle les engage également dans une politique qu’ils ne peuvent maîtriser, où les passions prennent irrémédiablement le pas sur les calculs censés orienter l’action. La fameuse phrase mise par Thucydide dans la bouche d’Alcibiade, le magnifique traître, est ici tout à fait éloquente :

 

« Il nous est impossible de régler, comme on fait d’un domaine, l’extension de notre empire, mais au point où nous nous sommes mis, force nous est, ici, d’ourdir des menaces, là, de ne pas céder, car le risque est pour nous de tomber, le cas échéant, sous l’empire d’autrui, si nous n’en exercions pas nous-mêmes un sur d’autres. »2


L’histoire des hommes est remplie d’exemples qui donnent raison à la manière dont Thucydide présente la condition de l’homme dans le temps : sans être jamais totalement impuissante – et du fait même de son efficience relative –, la politique révèle un défaut structurel de maîtrise des conditions temporelles de l’action, défaut particulièrement préjudiciable dans certaines configurations critiques. On ne donnera ici qu’un exemple : le Traité de Versailles de 1919 consacre la défaite de l’Allemagne et de ses alliés lors de la première guerre mondiale, et entreprend de régler l’après-guerre. Mais à côté de la création de la Société des Nations, garante de la paix en Europe, une sorte de ressentiment euphorique aveugle tragiquement les vainqueurs, et leur fait mettre sur pied des mesures que les Allemands ressentiront comme vexatoires. Il est donc notable (et particulièrement ironique) que le traité qui aurait dû consacrer la paix et viser à la pérenniser, soit en partie responsable de la montée des mouvements bellicistes allemands et qu’il doive par conséquent être regardé comme une des causes de la seconde guerre mondiale, l’humiliation de la population engendrant un désir de revanche impossible à juguler – un véritable pain béni pour le national-socialisme.

Mieux que tout autre penseur, Machiavel a mis en lumière la manière dont la politique ne peut parfaitement maîtriser l’histoire, au point que parfois c’est la qualité même de son action qui condamne l’homme à l’échec. Loin de se réduire à un ensemble de préceptes « stratégiques » visant la prise et la conservation du pouvoir, l’œuvre du Florentin repose sur l’intuition des limites de l’agir politique, thématisée comme l’influence de la fortuna dans les décisions humaines. Ce qui est susceptible de s’entendre de deux manières différentes, quoique très complémentaires, ainsi que le fameux début du chapitre XXV du Prince nous le suggère. Dans l’ordre métaphysique et en tant que puissance positive de dérèglement des dispositifs humains, la fortune peut être comprise comme un principe de perturbation historique qui influe sur la politique : selon l’image employée par le Florentin, elle est comme un torrent furieux capable de grossir tout à coup sans que l’on puisse réellement anticiper ses débordements ni canaliser sa fureur. La métaphore liquide suggère avec éloquence, de surcroît, le caractère instable de l’élément dont, pour Machiavel, le devenir historique est fait. Si bien qu’entre la décision et les réalisations de l’action, les temps peuvent brutalement changer, à tel point qu’un acteur politique n’est jamais certain de trouver la fortune propice. Le caractère incontournable du tragique spécifiquement historique vient enfin du fait que, de ce devenir historique qui lui est si peu favorable, l’homme en situation politique ne peut jamais s’extraire. Puisqu’il est également un agent historique, nul point de vue extérieur à l’histoire n’est offert à l’acteur politique, point d’Archimède fixe sur lequel il pourrait ancrer son action et à partir duquel il lui serait possible de juger en connaissance de cause. Dans le monde de Machiavel, nul repère n’est donné à l’acteur politique qui lui offrirait la double impression rassurante qu’il est véritablement l’auteur de son action et que, par suite, il est capable d’en demeurer le maitre.

 

Ce monde de Machiavel, est-ce encore le nôtre, ou bien le réalisme (ou pessimisme) machiavélien est-il lui-même dépassé ? Est-il lui-même à ranger au rayon des conceptions dépassées ?

 

En un sens non : l’expérience politique de nos hommes politiques, surtout lorsqu’ils jouent aux apprentis sorciers, accrédite tous les jours les thèses machiavéliennes. Mais en un sens, oui. Je voudrais, en guise de conclusion, vous faire comprendre de quelle manière j’entends cette réserve ; en fait, je l’entends de deux manières contradictoires, sans parvenir à me décider. C’est pourquoi je vous demande de recevoir ce que je vais dire à présent comme s’il s’agissait d’hypothèses que nous devons ensuite discuter afin de les tester.

A certains égards, il faut faire l’hypothèse que notre époque est devenue hypertragique (comme Gilles Lipovetsky parlait il y a peu de « société hypermoderne »), à d’autres, qu’elle est devenue post-tragique.

En effet, parler avec Machiavel de « tragique historique », c’était possible et intellectuellement salutaire dans le contexte de catastrophes, certes terribles, mais qui demeuraient à taille humaine. Des individus, ou un grand nombre d’individus, étaient fauchés par un événement terrible et imprévisible, comme s’ils l’avaient été par le fatum des Anciens. Jusqu’aux batailles napoléoniennes incluses, une telle analyse convient encore. Mais après ? Après, il y a, comme le suggère Alain Finkielkraut dans une observation sur les débuts du XXème siècle comparés aux débuts du siècle précédent, l’histoire paraît radicalement subie, sans espoir de même imaginer en quelque façon l’orienter par un projet humain3. Après, il y a des destructions d’une ampleur toujours insoupçonnée de la part de ceux qui les engendrent. Certains événements font date dans le sens d’une démesure capable de faire éclater l’évaluation en termes de tragique. Je ne donnerai que deux cas importants pour la réflexion sur la guerre « juste », car un tel ordre de faits est très significatif pour ce que nous cherchons à cerner :

  • l’attaque au gaz employé par les Allemand à Ypres le 22 avril 1915 ;

  • le déchaînement du feu nucléaire par les Américains sur les deux villes du Japon en 1945.

Ces deux cas n’évoquent pas seulement le fait que les auteurs de ces événements ont fait quelque chose de très grave, ou même quelque chose d’extrêmement meurtrier : il ne s’agit pas d’évoquer le million de morts causées par les six mois de la bataille de Verdun en 1916, ni du premier jour de l’offensive alliée dans la Somme qui vit 60 000 britannique tués en 24 heures. On ressent intuitivement autre chose : ces événements ont fait quelque chose qui est définitivement disproportionné avec l’humanité, à savoir avec le sentiment de l’humanité. L’officier général qui a eu la riche idée d’un point de vue tactique de lancer 150 tonnes de chlore dans l’air sur les troupes ennemis, a permis de tuer d’un coup ou presque 5 000 hommes et d’en blesser gravement 10 000 autres. Sans exposer trop la vie de ses propres hommes ; c’est donc un joli coup, militairement parlant. Et que dire dans le même ordre d’idée du rapport entre les deux avions porteurs de la bombe et le nombre de morts, de blessés et de mutilés à venir (Hiroshima : un tir, 75 000 morts sur le coup, 50 000 dans les deux semaines suivantes, pour un total imprécis d’environ 250 000). Le problème est ailleurs : à Ypres, l’air naturel que l’on ne peut pas ne pas respirer est brutalement et artificiellement vicié ; à Hiroshima et à Nagasaki tout à coup l’air s’embrasse, un effroyable chaos des éléments survient, et ensuite, même longtemps après, les lésions internes lointaines consécutives à la très grande exposition aux radiations pervertissent le génome de la population. Dans tous les cas, il se passe quelque chose de totalement disproportionné, hors mesure, et l’on ne peut même plus parler de tragique. Ou alors : la barbarie réalisée par la technologie et par la science fait exploser les cadres d’appréhension de la rationalité, de la juste mesure des choses, ces critères capables de nous permettre d’évaluer la dimension tragique des choses.

Je crois que l’on peut faire la même remarque à propos d’un troisième et terrifiant exemple, et que cela confirme l’intuition exprimée ici : l’effectuation planifiée et rationalisée de la destruction des pratiquants d’une religion (les Juifs), des adeptes d’un choix de vie (les homosexuels), des militants d’une cause adverse (les communistes) par les nazis de 1943 à 1945, fournit une matière à examen d’une grande importance. En effet, l’industrialisation de la mort qui s’est manifesté dans les camps ne signifie pas seulement que les nazis, en exécutant de la sorte ceux qu’ils estimaient, par doctrine ou stratégiquement, nuisibles ou dangereux pour l’Allemande, ont utilisé de manière perverse la logique de la production industrielle et dévoyé jusqu’à l’idée de meurtre politique. Elle indique que, dans la phase de la modernité qui s’ouvre à ce moment-là, on est tout à fait capable de planifier l’extermination d’une religion, d’une ethnie, d’un genre de vie, d’une cause politique – c’est-à-dire qu’une décision de type politique, relayé par des cadres administratifs, peut l’envisager sans inhibition majeure, au sein d’un grand pays de culture. Cela ne constitue en réalité qu’une série de problèmes techniques à résoudre. Il y a là un basculement de la conscience dont il est nécessaire de souligner la portée : à l’ère de la réalisation de la science fiction, peut-on encore parler de tragique ? Pas davantage, il me semble, que d’utopie. Car l’utopie constitue pour la modernité le symétrique du tragique : celui-ci représente le registre inférieur ou malheureux, celle-là le pôle supérieur ou radieux.

Notre époque me semble donc à certains égards « hyper tragique » et à d’autres « post tragique ».

Hyper tragique – comme s’il pesait sur elle une sorte de nouvelle malédiction, une malédiction impossible normalement : la malédiction de la science, celle du progrès, et, dans les termes du modernisme accusé, celle de la civilisation. Mais il s’agit moins d’une malédiction s’attachant à la civilisation, qu’à cette civilisation, victime de son goût pour la puissance, dont le développement technologique n’est qu’un cas de figure, certes très éminent. Epoque hyper tragique, donc, car victime de la malédiction de la puissance.

Post tragique – comme elle est « post utopique » : si pénibles et effroyables que soient les catastrophes, elles ne peuvent être appréhendées comme tragiques, car cela voudrait dire qu’il existe une limite mentale et réelle pour les actions humaines, donnée par une évidence spontanée des choses, et que tout cela a encore un sens, celui qu’une liberté responsable est capable de conférer aux actions historiques. Il n’est pas certain que cela soit le cas.

(Mais peut-être que tout l’effort des politiques actuellement est de faire en sorte que l’histoire redevienne tragique – soit : évaluable en termes « simples » de tragique, et aussi, symétriquement, qu’elle redevienne le lieu possible pour l’expression de l’utopie).

 

Alors, il reste à avancer d’un pas, mais ce pas, je vous propose que nous le fassions ensemble en réfléchissant aux réponses qu’il est possible d’apporter à ces questions : qu’y a-t-il après le tragique ? L’absurde ? Le dérisoire ? L’insignifiant ? Un grand éclat de rire ? Et qui seront les philosophes capables de nous guider dans cette nouvelle ère post tragique ? Voici quatre candidats possibles. Le « vieux », l’immortel Cioran et son scepticisme radical confiant à la dérision métaphysique ? Le sage Albert Camus, qui nous explique dans Le mythe de Sisyphe que l’absurde se définit comme ce qui est indifférent à l’avenir (p. 84) ? Le philosophe allemand Peter Sloterdijk, volontiers chantre du post-humanisme, et d’une grande puissance de dérision, mais capable de proposer des catégories originales telles que la « cinétique politique » ou l’éducation à l’ère post-humaniste ? Le romancier Michel Houellebecq, tour à tour cynique et délicat, tel un bon compagnon d’infortune dans une époque désenchantée ? Mais tous ces auteurs sont peut-être trop symptomatiques de notre époque, et ils sont de ce fait des mauvais maîtres en matière d’espoir ? Je vous avoue ne pas disposer de réponses toutes faites à ces questions.

 

Je vous remercie de votre attention.

Eléments de bibliographie

 

  • Theodor Wiesengrund Adorno et Max Horkheimer, La dialectique de la raison. Fragments philosophiques [1944-1969²], trad. E. Kaufholz, Paris, Gallimard, 1974, « Tel ».

  • Günther Anders (pseudonyme de G. Stern), L'obsolescence de l'homme [1956], trad. Paris, Ivréa, 2003.

  • Hannah Arendt, La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique [1956-1964], trad. sous la direction de P. Lévy, Paris, Gallimard, 1972 ; rééd. « Folio Essais », 1989.

  • ---, Condition de l'homme moderne [1958], trad. Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1961/1983 avec une préface de Paul Ricoeur ; rééd. Pocket, « Agora » 1994.

  • Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, Paris, Ellipses Marketing et Ecole Polytechnique, 2005 ; rééd. « Folio Essais », 2008.

  • Eric Hobsbawm, L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle [1994], trad. P.-E. Dauzat, Bruxelles-Paris, Editions Complexes et Le Monde Diplomatique, 2003.

  • Nicolas Machiavel, Le Prince, trad. Th. Ménissier, Paris, Hatier, 1999, 2007.

  • Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique politique [1989], trad. H. Hildenbrand, Paris, Editions du Seuil, 2000.

  • ---, Règles pour le parc humain. Une lettre en réponse à la Lettre sur l’humanisme de Heidegger [1999], trad. O. Mannoni, Paris, Mille et une nuits, 2000.

  • Thucydide, Histoire de la guerre du Péloponnèse, trad. J. de Romilly, Paris, Robert Laffont, 1990.

 

1 Thucydide, Histoire de la Guerre du Péloponnèse, V, §§ 85-113 , trad. J. de Romilly, Paris, Robert Laffont, 1990, p. 476-482.

2 Ibidem, VI, 18, 3.

3 Cf. Alain Finkielkraut, Nous autres, modernes, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 2008, p. 202 : si la Révolution française, manifestant la capacité de l’homme moderne de prendre son destin en main, est « l’événement inaugural et même fondateur du XIXème siècle », le XXème procède d’un événement incontrôlable qui a transformé le héros moderne (Napoléon) en soldat inconnu, l’assassinat de l’archiduc d’Autriche à Sarajevo en 1914.

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19 mai 2009 2 19 /05 /mai /2009 09:39
 


Intervention de Monsieur Bernard TIOLLIER 
donnée en prologue au séminaire sur le tragique organisé par
la Société Alpine de Philosophie, Hexagone de Meylan, 28 février 2009



Le terme ̏ tragique˝ n’existerait pas sans ̏ tragédie ̋ ; ce mot représente une réalité inscrite dans l’histoire de la Grèce et d’Athènes en particulier, au V° siècle avant notre ère.




1/ Naissance de la tragédie, dans un contexte religieux.

Culte adressé à Dionysos.

Etymologie : tragos (bouc) + ôdè (poème chanté).

Il s’agirait donc, au début, d’un dithyrambe déclamé en l’honneur de Dionysos à l’occasion du sacrifice du bouc, ou encore d’un bouc prix du concours dramatique. L’hypothèse est contestée de nos jours.

Fin VI°siècle : un interlocuteur se détache du chœur qui chante le dithyrambe pour lui répondre : le dialogue est né, et l’acteur, « hypocritès » en grec ; littéralement « celui qui donne la réplique ». Comme l’acteur parlait sous un masque, on comprend le sens péjoratif actuel du terme « hypocrite ».

Début du V°siècle : 2 acteurs, à l’époque d’Eschyle. Puis 3 acteurs au temps de Sophocle.

La tragédie donne à voir et à écouter un spectacle qui est la représentation d’une légende.

Elle est différente de l’épopée apparue plus tôt, avec l’Iliade et l’Odyssée d’Homère. L’épopée raconte les hauts faits d’un héros ; c’est une représentation narrative.

Dans l’antiquité il n’y avait pas comme chez nous aujourd’hui de séparation entre le politique et le religieux. Ceci apparaît avec évidence dans les concours de tragédies.



2/ Concours de tragédies.

C’est le tyran Pisistrate qui les a institués vers 534 avant JC. Il y eut aussi en effet des tyrans bienfaisants qui favorisèrent notamment le théâtre.

Les concours se déroulaient au printemps, pendant les fêtes de Dionysos. Compétition entre 3 poètes tragiques “nominés” comme nous dirions maintenant, chacun présentant une trilogie

(3 tragédies) et un drame satyrique. Les plus souvent récompensés furent Eschyle, Sophocle et Euripide.

Le théâtre est une affaire qui concerne la cité. En ce sens il est politique (terme qui vient du grec “polis” signifiant la cité). En voici les principaux aspects :

- Un citoyen prend en charge les frais de la représentation des tragédies : c’est le chorège, qui n’est pas un mécène mais qui assure un service public de citoyen, une sorte d’impôt sur les grandes fortunes.

- L’Archonte (1er magistrat) choisit les 3 chorèges ; chacun d’eux trouvera et assistera un poète et un “protagoniste”, c’est-à-dire l’acteur principal qui recrutera les autres. Par exemple en 472 le chorège Périclès (qui n’était pas encore au pouvoir) choisit Eschyle dont les Perses obtinrent le 1er prix.

- Athènes est en démocratie : l’Assemblée du Peuple tire au sort l’ordre dans lequel chaque chorège aura le droit de choisir son poète et son protagoniste. Naturellement le premier jette son dévolu sur l’auteur le plus célèbre et sur l’artiste en vogue. Les suivants prennent ce qui reste.

De même les 10 membres du jury (un par “tribu”) sont tirés au sort.

- Dans les Euménides ( = Bienveillantes) de 458, pour juger Oreste matricide, Athéna institue le tribunal de l’Aréopage et vote en faveur de l’acquittement. C’était donner une origine illustre et même divine à une institution qui venait d’être privée par Ephialte d’une partie de ses droits. En inventant cette origine, Eschyle donnait un sérieux coup de pouce à la politique intérieure de Périclès et calmait la susceptibilité des membres de l’Aréopage.

- Le théâtre est pour tous : citoyens, métèques, esclaves même. Un droit d’entrée pour les pauvres était pris sur le Trésor Public. Il est vrai que cette allocation fut supprimée après la guerre du Péloponnèse, car l’Etat était ruiné.

Toute la cité est donc réunie, sans distinction de classes sociales. Religion et vie de la cité sont associées : on passe d’une cérémonie cultuelle (il s’agit de rejouer les dieux, les forces surnaturelles comme la vie, la mort, la fécondité, etc…) à une représentation culturelle : les spectateurs se fortifient en puisant des exemples dans les vies des héros, des héroïnes, car les traditions orales vont prendre la forme littéraire des pièces de théâtre et constituer la culture nationale. C’est le sens à donner au titre de l’ouvrage de Jan Kott, Manger les dieux. Essais sur la tragédie grecque et la modernité.



3/ Plus tard, au IV° siècle, les règles de la tragédie furent fixées par Aristote dans sa Poétique.

En voici les principaux points.

L’unité d’action.

L’action est menée à son terme. Les événements (épisodes) s’enchaînent selon une nécessité qui correspond au déroulement de la fatalité (la Machine infernale, selon Cocteau) jusqu’à la catastrophe finale. Catastrophe qu’il ne faut pas prendre au sens apocalyptique du mot, comme on entend l’adjectif “catastrophique”, mais comme le dénouement de la crise, au sens où le langage populaire dit : “C’était fatal !”

Consultons la légende d’Œdipe. Un oracle avait prédit à Laïos, roi de Thèbes, et son épouse Jocaste que s’ils avaient un fils, celui-ci tuerait son père et épouserait sa mère. Toutes les précautions prises pour en éloigner l’accomplissement furent vaines. L’enfant fut “exposé” dans un endroit désert, mais recueilli par un berger et confié au roi de Corinthe qui l’éleva comme son fils. Corinthe étant relativement éloigné de Thèbes, le danger d’une rencontre entre Laïos et Œdipe semblait écarté.

Devenu adulte, Œdipe sur la route de Delphes où il allait consulter l’oracle sur son origine rencontre un char sur la route escarpée ; dispute pour la priorité, Œdipe tue l’occupant de l’autre char : c’était Laïos !

Œdipe débarrasse Thèbes du Sphinx ; en remerciement les Thébains lui offrent le trône et le mariage avec la veuve du roi Laïos… L’oracle était accompli, mais Œdipe l’ignorait.

La peste s’abat sur Thèbes (la tragédie est donnée une dizaine d’années après la terrible peste d’Athènes) : il faut trouver le coupable de la mort de Laïos et le venger.

Une enquête policière est menée par Œdipe lui-même (c’est le sujet d’ Œdipe Roi de Sophocle). Tragiquement, au moment où il compte sur un témoignage pour être délivré du doute, le dernier témoin apporte le dernier morceau du puzzle : le berger qui a recueilli l’enfant exposé et le dernier témoin du meurtre de Laïos sont une seule et même personne.

Œdipe se reconnaît parricide et inceste. Il s’aveugle et part en exil, conduit par sa fille Antigone qui connaîtra elle aussi un sort tragique.

2ème point : le spectacle de la tragédie provoque chez les spectateurs terreur et pitié.

Comment ne pas ressentir de la terreur devant l’avance inexorable de la “machine infernale” ? Comment ne pas éprouver de la compassion pour le héros de l’ Œdipe Roi ?

3ème point : la catharsis, purification, ou purgation des passions, selon le vocabulaire admis.

Il est nécessaire de citer les termes exacts d’Aristote :

“La tragédie est donc l’imitation d’une action noble, conduite jusqu’à sa fin et ayant une certaine étendue […] C’est une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration et qui, par l ‘entremise de la pitié et de la terreur, accomplit la purgation des émotions de ce genre.”

La phrase a donné lieu à de nombreux commentaires et de nombreuses interprétations. Tenons-nous en à celle-ci (cf. le Dictionnaire culturel d’Alain Rey) : A la question universelle “l’homme est-il pour quelque chose dans ce qui lui arrive ?” la tragédie grecque propose comme réponse un remède (“pharmakon”) pour guérir les troubles, les sentiments qu’on éprouve à voir représenter sur scène le malheur inéluctable. C’est la catharsis, qui consiste à s’identifier au héros, à l’héroïne. Comme le théâtre est une imitation (“mimèsis”) de la réalité, la distance prise avec la représentation guérit le spectateur.



4/ Pour mieux cerner la notion de tragique dans le théâtre grec, il convient de distinguer le sens de trois termes qui sont souvent pris l’un pour l’autre  :

tragique - pathétique - dramatique.

- “tragique” évoque une situation où l’être humain prend douloureusement conscience d’un destin ou d’une fatalité qui pèse sur sa vie, sa nature ou sa condition humaine. Ce n’est pas sa vie en elle-même qui est tragique, mais sa prise de conscience. Nous le verrons à propos d’Oreste.

- “pathétique” évoque l’être humain souffrant. Le mot nous fait penser à pathos qui signifie en grec souffrance, passion, mais qui actuellement a ce sens péjoratif de pathétique déplacé dans un discours ou un écrit, dans le ton, le style, les gestes.

- “dramatique” est souvent pris

soit pour pathétique = émouvant, poignant. ex. : un récit dramatique.

soit pour tragique = dangereux, grave, sérieux. ex. : le tsunami fut un événement dramatique.

Si pathétique évoquait l’homme souffrant, dramatique s’applique au contraire à l’être humain luttant. L’origine grecque du mot est le verbe “drân”, agir, opposé à “patheïn”, subir (passion)

Le nom qui en est tiré, “drama”, désigne l’action d’une pièce de théâtre, qui progresse.

On peut vérifier le sens des 3 termes, tragique, pathétique, dramatique, en prenant le cas d’Oreste traité par les 3 grands poètes tragiques. Je schématise.

- tragique : chez Eschyle.

Il reçoit l’ordre d’Apollon de venger son père Agamemnon en tuant sa mère Clytemnestre et l’amant de celle-ci, coupables du meurtre du roi. Le dieu le menace des pires souffrances aux enfers s’il n’exécute pas cet ordre. Oreste ressent un déchirement intérieur quand il revoit sa mère. Un moment de fléchissement, puis il se reprend, tue, est bientôt poursuivi par les Erinyes. Il est écrasé par l’exigence de l’oracle d’Apollon.

- pathétique : chez Euripide.

C’est la seule tragédie (Electre) où Oreste et sa sœur, horrifiés par leur matricide, éprouvent du remords. Ils sont des victimes, condamnés à l’exil pour ne pas souiller la terre des ancêtres

- dramatique : chez Sophocle.

Oreste ne tremble pas quand il faut venger Agamemnon. Il agit sans se poser de question, exécute d’abord sa mère , puis Egisthe. Sophocle fait même dire au Chœur :

“Je n’ai aucun reproche à leur adresser”

et à la fin de la tragédie, ce sont les derniers mots de la pièce :

“O race d’Atrée, à travers combien d’épreuves es-tu enfin à grand peine

parvenue à la liberté !”



5/ A partir de là on peut examiner

comment les trois grands poètes se sont représenté et ont représenté le tragique.

Eschyle : il convient de tirer la leçon du procès d’Oreste. Athéna fait pencher la balance et Oreste est acquitté : les hommes doivent s’en remettre à la justice divine. Ce sont en réalité les dieux qui débattent et qui tranchent.

Sophocle : la liberté est revendiquée, la dignité de l’homme s’impose face au destin.

Par exemple Antigone incarne les vertus vécues, assumées de façon intransigeante : elle va jusqu’à sacrifier sa vie au devoir sacré d’ensevelir son frère, devoir qu’elle défend contre l’arbitraire de Créon.

Euripide : la fatalité qui s’acharne sur Phèdre est intérieure, elle se crée à elle-même son supplice, est la première victime de ses passions contradictoires. En effet, elle est partagée entre son honneur (désir de mériter l’estime de tous et de soi) et sa passion pour son beau-fils Hippolyte, qui la repousse. Elle se suicide pour sauver son honneur, et en même temps, blessée par le refus d’Hippolyte, elle laisse pour son mari Thésée une lettre qui accable Hippolyte et qui entraînera la mort de celui qu’elle aime.

Depuis le tragique d’Eschyle imposé par l’arbitraire des dieux, on aboutit, à la fin du siècle, à un tragique né de la nature humaine et des passions.

Cela correspond à l’évolution du théâtre grec au V° siècle.



6/ Evolution du théâtre grec au V° siècle avant JC.

Jacqueline de Romilly a très justement fait remarquer que cette évolution, étalée sur 80 ans, a été marquée par deux grandes guerres au début et à la fin du siècle :

- au début, les guerres médiques, contre l’envahisseur perse ; repoussé, Darius à Marathon, Xerxès à Salamine. C’était l’époque de la gloire d’Athènes à la tête de la coalition des cités grecques. Enthousiasme : comment un petit groupe de cités avait-il pu être vainqueur d’un immense Empire qui s’étendait, d’ouest en est de la Méditerranée à l’Indus, et du nord au sud de la Mer Caspienne au Golfe persique ? C’était l’union des cités, dont le mérite revenait à l’initiative d’Athènes. Durant les années qui suivirent, la suprématie politique correspondit à l’âge d’or de la culture à Athènes.

- à la fin du siècle, la guerre du Péloponnèse, guerre “civile” entre Sparte et Athènes pour la conquête de l’hégémonie. Il s’y ajouta la grande peste d’Athènes, dont Périclès fut victime, et un affaiblissement général de la cité : la démocratie fit place à la démagogie puis à la tyrannie des Trente. L’élan national et religieux qui avait suscité les grandes productions s’est ralenti et enfin perdu, même si on jouait encore des pièces de théâtre. L’individualisme prit le pas sur le civisme, l’irréligion sur la piété, le scepticisme s’imposa avec les sophistes. Il n’y avait plus de fête de la cité.

La tragédie connut le succès à Athènes tant que la collectivité put s’enorgueillir d’être pour les autres Grecs une cité-phare, et la décadence quand Athènes se vit humiliée par l’hégémonie de Sparte ou de Thèbes.

Il n’y a plus alors de grand poète tragique. Dans sa comédie des Grenouilles, Aristophane envoie Dionysos, dans une descente aux enfers burlesque, chercher et en ramener quelqu’un – soit Eschyle, soit Euripide – capable de redonner du lustre à la profession d’auteur tragique. La dérision peut tuer le tragique.

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17 mai 2009 7 17 /05 /mai /2009 14:21
 




Présentation des séminaires de la Société alpine de philosophie

Thierry Ménissier



Je vous remercie d'avoir répondu nombreux à cette nouvelle invitation de la Société alpine de philosophie et je suis heureux de vous accueillir dans les locaux de l'UFR Sciences Humaines de l'Université Pierre Mendès France – Grenoble 2.

Avant toute autre chose, je commencerai par remercier le directeur de cette UFR, mon collègue et ami Philippe Saltel, MC HDR de philosophie moderne et morale, qui met gracieusement à notre disposition les locaux dont il a la responsabilité. Ce qui témoigne de son attachement à nos activités, qu'en tant que philosophe, Philippe, à vrai dire, a déjà eu plusieurs fois l'occasion de manifester. Et ce qui, en tant que directeur de l'UFR sciences humaines, atteste de sa haute idée des missions et de l'ouverture souhaitable pour l'Université, en des temps où cette dernière a bien besoin d'être guidée par des responsables qui ont une vision intellectuellement ambitieuse pour l'institution.

Je voudrais rapidement présenter les activités de notre association à ceux qui ne les connaissent pas, et rappeler à nos adhérents fidèles ou nouveaux les enjeux de nos manifestations, ou les buts que nous poursuivons avec la SAP.

Association Loi de 1901, elle est traditionnellement liée au Département de philosophie de l'UFR SH de l'UPMF. Le rôle essentiel des adhérents doit être souligné : en participant activement à l'AG de fin d'année universitaire, par l'élection du Président sur un programme « scientifique et public », ils contribuent aux orientations collectives des choix. Il importe donc d'adhérer en prenant la cotisation auprès de notre trésorier, Stéphane Hubac, ce qui permet de faire vivre l'association par vos contributions financières autant que par vos suffrages lors de l'AG, et, en général par vos avis.

Rigueur scientifique et ouverture à la société sont les deux impératifs de notre travail : deux impératifs à entendre dynamiquement : la plus grande rigueur scientifique et la plus grande ouverture à la société, en même temps.

Le rapport des deux impératifs conditionne à la fois le fond et la forme :
(1) réflexion sur des choix de thèmes importants pour la société et intellectuellement fécond (la croyance, la vérité, la barbarie, la philosophie et son histoire, la morale) ;
(2) sélection impitoyable (!) des intervenants, les plus pertinents possibles sur les thèmes choisis, tout en restant les plus abordables possibles ;
(3) variété des modes et des lieux d'intervention : bibliothèques municipales, lieux culturels intéressés par les débats publics.

On me demande souvent si ce que nous faisons est politique. Cela ne l'est pas, au sens politicien du terme : la SAP réunit des individus de tendance et de sensibilité politiques sûrement différentes, à vrai dire je n'en sais rien, car je constate qu'en plus de trois ans d'activité commune nous n'avons jamais parlé ensemble de politique. Mais ce que nous faisons est tout de même, et éminemment politique : je rappellerai ce que disait le grand Tocqueville à propos des démocraties naissantes aux USA et en France, dans les années 1840 : les sociétés démocratiques, qui ne sont plus soumises à des valeurs imposées par la tradition, n'ont tout simplement pas le choix, vis-à-vis du débat public – elles sont obligées, de par leur indétermination même quant aux valeurs et aux principes, de cultiver le débat public, critique des préjugés et régénérateur de l'intérêt public. Ainsi l'engagement dans des associations, explique l'auteur de La démocratie en Amérique, permet-il de donner à chacun le goût de la discussion et l'engagement. Selon le diagnostic de Tocqueville, qui se pose sur ce point en héritier de la philosophie des Lumières, selon un diagnostic que je partage tout à fait, il n'y a pas de liberté publique sans individu capables de réfléchir en se posant les bonnes questions, à défaut d'avoir les réponses à toutes les questions. Par conséquent, ce que nous faisons à la sap, j'estime que c'est doublement politique : sur le fond comme sur la forme. C'est dans cet esprit que je vous invite aujourd'hui à réfléchir sur le thème de l'argent.

Mais avant d'en venir à la présentation du thème proprement dit, je veux dire un mot de la forme choisie, le « séminaire ». Elle est nouvelle pour nous, qui avons travaillé jusqu'à présent selon la forme du cours ou de l'atelier philosophique à raison d'une intervention suivie d'un débat par mois. Vous avez été nombreux, fidèles adhérents, à demander une évolution vers des formes nous permettant de passer ensemble autour de la réflexion davantage de temps, par exemple sous forme de stages. La formule du séminaire saisonnier me semble susceptible de prendre cette attente en compte : il s'agit d'un mini-colloque, d'une journée d'étude composée pour moitié du propos substantiel de conférenciers invités, pour moitié de questionnement et de réflexions communes.

J'ajouterai une précision importante : le principe de ces séminaires (4 dans la saison) obéit aussi à la variété : celle des thèmes et celle des lieux. Nous voudrions « investir » les lieux culturels qui veulent bien de nous, dans un déplacement tout à fait philosophique. RV est pris le 28 février à l'Hexagone-Scène nationale de Meylan, grâce à la bienveillance de son directeur, Antoine Conjard et grâce au dynamisme intellectuel de son équipe, pour traiter du tragique. D'autres pistes sont explorées, avec je l'espère de nouvelles surprises quant au fond et à la forme, vous en saurez davantage bientôt – toutes les suggestions sont d'ailleurs et comme toujours les bienvenues.

Enfin, je dirais un mot plus précis pour ceux qui nous rejoignent et découvrent notre manière de procéder – notre bizarre manière de procéder. Car enfin, si nous nous intéressons à tout, nous ne sommes ici spécialistes de rien. Situation extrêmement étrange, et tout à fait désagréable par son manque de légitimité, à une époque qui paraît saturée par la parole autorisée des experts. Mais précisément, nous voulons tenir cette position dérangeante. En un mot, nous assumons ici la manière socratique de philosopher, nous socratisons. Aux spécialistes, aux experts, Socrate, au coeur de la première démocratie dont l'histoire humaine se souvient, adressait ses questions générales, avec une ironie qui contient tout un programme de vérité. Une telle ironie est la condition pour se faire une idée neuve des choses, en remettant aussi en cause toutes les opinions et représentations habituelles qui s'attachent aux choses dont on parle. En adaptant à notre propos la pugnacité socratique – Socrate ne relâche jamais son questionnement – nous voudrions retrouver cette qualité de généralité, essentielle à la formation du jugement individuel, dans cette nouvelle aventure des séminaires. Mais ici nous voulons éviter un autre écueil : celui du « populisme de l'esprit », qui se nourrit de la dangereuse illusion selon laquelle notre monde si complexe serait accessible ou compréhensible sans aucune formation spécialisée, ni surtout sans aucune étude. C'est pourquoi, paradoxalement, au plus loin de tout pénible « populisme de l'esprit », nous nous tournerons vers les spécialistes une fois la généralité atteinte : si chacun pouvait rentrer chez lui avec l'idée qu'il va se mettre ou se mettre à lire de l'économie, notre but serait atteint !

(Dans cet espoir, une bibliographie d'approfondissement vous est distribuée, en grande partie constituée par les intervenants eux-mêmes).

Dans cet esprit, il faut bien reconnaître que nous avons mis la barre assez haut, avec ce premier thème soumis à notre réflexion : l'argent – difficile en effet de se donner un objet à la fois plus saturé par la parole des experts, et plus pollué par les opinions plus ou moins rationnelles et fondées. Sur ce thème, notre position bizarre se trouve pour ainsi dire à son maximum possible : nous qui voulons nous pencher sur le thème de l'argent, nous ne sommes pas du tout spécialistes d'économie, pourtant le thème, par son urgence, attire irrésistiblement notre curiosité philosophique. On se doute qu'il recouvre des enjeux tout à fait fondamentaux pour l'existence humaine, et c'est à ce titre qu'il nous intéresse. Une précision, toutefois : nous avons arrêté notre choix avant qu'éclate la crise financière mondiale ; cette précision est importante pour notre propos, qui n'est pas, qui ne peut pas être, et qui ne veut pas être focalisé sur l'actualité. Évidemment, en l'occurrence, impossible de ne pas penser, de ne pas se référer à la situation actuelle. Mais il me semble que nous commettrions une erreur considérable en nous concentrant sur la crise actuelle au détriment des aspects philosophiques plus généraux. Je prends même le pari inverse : l'attention précise aux questions générales, dans notre époque où il faut tout repenser et se poser les bonnes questions, est une voie intéressante si l'on cherche des solutions particulières.

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17 mai 2009 7 17 /05 /mai /2009 14:18
 

      
                                        Thierry Ménissier

                     Maître de conférences de philosophie politique






Dans le court texte rédigé pour le programme de présentation de la journée, j'ai écrit que le thème de l'argent se présentait comme « véritablement fascinant ». Ce qui produit cet effet, c'est en premier lieu la multiplicité de ses manifestations non moins que par les paradoxes qu'il engendre. Comme il me revient de débuter notre journée de réflexion, dans le but de clarifier certains aspects de la notion qui nous occupe, j'en soulignerai deux, que j'intitulerai le paradoxe de l'utilité et le paradoxe de l'individualité :

A. Normalement, les problématiques liées à l'argent concernent l'achat et la vente, à savoir la circulation des objets nécessaires ou non à l'existence, à sa préservation comme à sa jouissance. Ici, et j'attire votre attention sur ce point important, je vais volontairement confondre deux termes que l'économie distingue, « argent » et « monnaie ». Je justifierai ainsi cette confusion : ce qu'on appelle l'argent – à savoir, l'ensemble des moyens d'achat – repose sur le système de la monnaie. Pour ce dernier terme, je m’en tiendrai à une définition minimale : « Par monnaie, nous entendrons ici l’ensemble des moyens de paiement acceptés dans une économie donnée. Un moyen de paiement est tout objet que deux individus s’accordent à reconnaître comme tel. Cela va du bien échangé contre un autre bien non désiré pour lui-même, mais en vue d’un échange ultérieur (troc indirect), au moyen légal imposé par la loi (billet de la banque de France), en passant par les reconnaissances de dettes émises par un agent privé (individu ou banque) »
1.

Le moment d'apparition de l'argent, c'est donc l'introduction de valeurs relativement fixes car en elles-mêmes élevées (tels que les métaux rares, l'or ou, précisément, l'argent), ou bien de valeurs conventionnelles et tout à fait relatives, destinées à servir de moyen terme, de medium, entre le vendeur et l'acheteur, entre l'offre et la demande, entre la propriété et le besoin ou le désir d'acquérir. Nul doute, d'ailleurs, que l'introduction de cet intermédiaire rende les choses plus commodes, car plus lisibles : il est possible de quantifier la valeur des choses échangées, en les rapportant à une échelle assez clairement compréhensible. Ce gain en commodité laisse même espérer une avancée en termes d'équité : parce qu'elle est déterminable numériquement, la valeur d'échange peut être plus aisément discutée et négociée selon des critères de parité entre les divers participant à l'échange.

Argent et monnaie sont donc les moyens de l'échange, mais ils sont si intimement liés à l'échange, qu'ils agissent sur lui bien davantage que des moyens. La complexité du lien entre argent et échange donne à ce dernier une ampleur assez difficile à délimiter.

Partons de choses simples. Il fut probablement un temps assez long pour l'humanité, durant lequel l'échange des marchandises s'est fait par le troc, et la relation d'échange marchand a sans aucun doute toujours été d'une grande complexité, tant du point de vue matériel que du point de vue psychologique, moral ou politique. Au sein de sa réflexion sur le bon ordre des cités (Les Politiques, I, 9 et 10, 1256 b 40 et suivantes), Aristote, dans sa sagesse, émet l'hypothèse selon laquelle l'argent a été introduit pour simplifier et clarifier le rapport d'échange : les monnaies introduisent une sorte de moyen terme neutre, convertible, qui n'étant rien est capable de tout symboliser, de tout représenter – l'argent introduit une convertibilité tout à fait utile. On attend de lui qu'il apporte de la fluidité dans l'échange, et c'est ce qu'il fait. Aristote précise aussi qu'il faut distinguer entre la bonne manière d'utiliser l'argent et la mauvaise (la bonne et la mauvaise chrématistiques). En fait, l'argument tient dans le fait qu'il s'en tient à la valeur d'usage des objets, et suggérant que leur valeur d'échange n'est pas tout à fait leur authentique valeur. Deux remarques, donc : (1) Il y aurait donc eu un moment d'avant l'introduction de l'argent ; (2) le philosophe développe une réflexion sur deux fronts : l'argent est fondamentalement un moyen pragmatique visant à simplifier les rapports d'échange ; il est potentiellement utilisable dans un sens dévoyé. Dans le même esprit, Locke au XVIIème siècle explique dans un passage très important du très important chapitre V de son Second traité du gouvernement civil que l'appropriation normale de la nature par les individus s'est déréglée lorsque la monnaie a été introduite. Ce passage est très important pour toute notre tradition intellectuelle – fondation ambiguë de « l'individualisme possessif » (cf. l'ouvrage très important du politiste Macpherson, ou encore le classique d'Albert Hirschman, Les passions et les intérêts : réflexions fondamentales sur comment nous avons intégré nos comportements modernes « intéressés »). Dans tous les cas, l'argent modifie l'échange tout en le facilitant. En d'autres termes, dit simplement, l'échange est probablement infiniment complexe à partir du moment où l'argent a été conçu pour le favoriser. Ce qui permet de quantifier et de calculer l'échange lui a donné une complexité peut-être incalculable.

Toutefois sur ce point se présente le premier paradoxe de l'argent, et qu'apparaît la première série de questions qu'il nous pose : moyen pragmatique, intermédiaire utile, destiné à clarifier le jeu entre les deux partis de l'échange, n'a-t-il pas totalement complexifié la relation, du fait qu'une grande part de l'économie repose sur ce qu'on fait du moyen lui-même ? Le moyen de l'échange est devenu sa fin, et l'enjeu de stratégies abyssalement complexes : qui, en effet, décide du mètre-étalon de l'échange, à savoir de sa nature, et du moment puis du mode de son institution ? Qui, dans l'échange, maîtrise la valeur de ce qui donne la valeur, à savoir l'intermédiaire obligé de l'échange ? Et qui devrait – si les choses étaient pleinement équitables – posséder cette initiative ?

Dans un ordre d'idées légèrement différent, mais lié à la même approche générale selon laquelle l'argent a été introduit afin de clarifier et de simplifier la relation initialement strictement marchande : n'est-il pas stupéfiant de constater à quel point l'étalon de l'échange marchand intervient dans toutes les autres sphères de l'activité humaine ? En effet, rien n'échappe au pouvoir de l'argent, pas même les choses qui semblent à première vue très éloignée de l'échange marchand : le bonheur (encore est-il compréhensible que ce dernier soit lié à l'achat, à la vente, à la prospérité et à la propriété ou à la jouissance des choses), ni la politique (si tant est qu'elle doit composer avec ceux qui sont puissants, quand elle n'est pas faite par eux), ni la religion (puisque la question du salut se trouve tout à fait liée, dans de très nombreuses confessions, à la possibilité de faire des sacrifices somptueux et somptuaires). Si l'argent est le moyen utile du rapport marchand, il concerne également les questions cruciales de l'existence, car il paraît absolument lié à ce qui est capable de conférer du sens à celle-ci. Non pas, évidemment, que la vie n'ait de sens que grâce à l'argent ; c'est même un des enjeux de la réflexion menée aujourd'hui – en fonction de la crise actuelle – que de souligner ce qui donne du sens à l'existence tout en échappant à l'emprise de l'argent. Mais l'on peut du moins souligner le fait que, s'il est un moyen pragmatique, l'argent constitue également pour l'existence, pour les choses importantes de l'existence, une sorte d'auxiliaire de valorisation.

B. Je voudrais m'interroger sur les relations entre l'avoir et l'être, telles qu'elles apparaissent dans le processus de constitution de l'individualité. Tout récemment, le journal Le Monde a commencé à proposer dans sa livraison du week end la possibilité d'acheter la vingtaine de volumes dont se compose la « Comédie humaine » de Balzac. Suivant la prescription du Monde, je me suis mis à lire Balzac, en me disant que si on m'invitait à le lire, c'est qu'il devait y avoir dans son oeuvre quelque chose à apprendre sur le monde actuel. Et, de fait, Balzac n'apparaît pas moins que Tocqueville le prophète de la société démocratique. Je voudrais me servir de la réflexion de cet grand auteur afin de relever le paradoxe de l'individualité. Il est bien périlleux d'isoler un ou l'autre personnage parmi les quelques 2000 personnages que comprend la Comédie, mais notre attention de lecteur est comme aimanté par quelques figures troublantes. Je pense par exemple à cet extraordinaire avare, qui jouit et souffre de la possession exclusive : Grandet, le père, dans Eugénie Grandet, à Saumur – c'est-à-dire dans la saumure, ce milieu assez malodorant où l'on conserve les aliments très longtemps, exactement le milieu qui sied à l'avarice ?) ; à son double symétrique le père dépensier qu'est le Père Goriot (sorte de double moderne du personnage classique du Roi Lear de Shakespeare, car quand celui-ci se dépouille tragiquement du pouvoir au profit de filles ingrates, celui-là se dépouille dramatiquement de ses biens au profit de filles avides) ; au terrible banquer Nucingen, qu'on croire dans Splendeur et misère des courtisanes, mais aussi surtout dans cette grosse nouvelle qu'est La maison Nucingen, sorte d'impitoyable ou machiavélique « scène de la vie financière ». Il y a toujours chez Balzac un rapport fort complexe – et pour tout dire assez inquiétant – des personnages à leur avoir ou à leur être par le biais d'une réalité totalement sociale, celle de l'argent dans la société démocratique qui vient de naître. Je voudrais dire quelques mots des personnages pour lesquels ce rapport, déjà complexe en soi, devient véritablement abyssal. Il s'agit malheureusement des personnages qui ressemblent le plus à chacun d'entre nous, individus voués à la fatale mobilité sociale des sociétés démocratiques, qui, venant de nulle part, ne savent pas bien où ils doivent aller, mais ont l'intuition très nette que s'ils ne « montent » pas, ils vont « descendre », et fort bas. Il s'agit d'Eugène de Rastignac, qui, quoique parti de presque rien, réussit finalement son accession sociale, et, en contraste, à l'échec de Lucien de Rubempré, lequel parti d'une plus basse extraction (ou en tout cas d'une situation moins stable) monte, puis descend, puis remonte plus haut, enfin échoue mortellement à quelques pas de la réussite. Balzac nous fait suivre ces trajectoires dans cette séquence constituée dans l'oeuvre par ces trois romans : Le Père Goriot, Illusions perdues, et Splendeurs et misères des courtisanes. Les deux personnages se croisent, se défient, coopèrent, et leur destin est mis en parallèle par la tentation qu'un seul et même personnage, dénominateur commun car opérateur de leur accession : Vautrin, alias Carlos Herrera, ex-forçat qui vit caché au sein de la société, personnage tout à fait trouble qui joue un rôle à l'évidence analogue à celui de Méphistophélès dans le Faust de Goethe.

Rastignac et Lucien de Rubempré sont deux jeunes gens qui aspirent moins à conquérir le monde comme on le croit souvent pour Rastignac en isolant son « à nous deux Paris ! », qu'à devenir quelqu'un, et à exister en étant reconnus. À la différence de Grandet, la question de la stricte possession matérielle est pour eux à la fois centrale et annexe, ou périphérique. Centrale, car dans le monde balzacien, on ne saurait être reconnu si l'on ne possède pas une certaine fortune, laquelle fournit les moyens normaux de l'existence, mais aussi cette possibilité de dépenser à quoi se mesure le prestige. Annexe ou périphérique, car en fait l'argent n'est pas ce qui, en dernière analyse, permet à l'individu de devenir lui-même. Ce qui lui permet de s'affirmer, ce sont ses qualités propres, lorsqu'elles se voient pour ainsi dire filtrées au tamis de la circulation de l'argent. Le rapport à l'argent – en tout cas, le rapport à la possibilité d'en avoir assez ou d'avoir assez de crédit pour s'élever – est comme le test que doit passer l'individu tout à la fois pour mettre en valeur ses qualités et pour être reconnu par les autres comme excellent. Leur rapport à Vautrin/Herrera est très intéressant : ce que propose l'ex-bagnard, c'est que pour exister lorsqu'on a rien ou pas assez, il est nécessaire de perdre son âme. La question que pose Balzac, c'est donc : « peut-on avoir de l'argent sans conclure à un moment ou à un autre ce parte faustien ? ». Ou encore : « que faut-il perdre pour avoir ? ». Plus finement dit : « que faut-il gager de soi pour en avoir ? ».

On voit que la réflexion balzacienne sur l'argent est loin d'être implicite, elle est même quasiment philosophique. Il me semble qu'elle fournit une clef de lecture importante pour comprendre les modes de fonctionnement de l'homo oeconomicus, c'est-à-dire qu'elle interprète à sa manière le type d'humanité recelé par la société démocratique ou libérale. Elle permet de ne pas réduire ce dernier à « l'individualisme possessif », surtout pas sous sa version réductrice typique d'un certain antiéconomisme. C'est bien déjà quelque chose comme ce « malaise de la modernité » que le philosophe canadien Charles Taylor décrit dans un esprit proche de Tocqueville. Balzac ne sous-entend jamais qu'il suffit d'avoir pour être ; mais il ne dit pas non plus qu'on peut être sans avoir. Ce qui se passe, c'est que, pour être quelqu'un dans la nouvelle forme de société qui surgit dans les années 1820-1840 et qui à certains égards est encore la nôtre, on doit se mettre en situation d'avoir – et aussi en situation de dépenser. La capacité d'avoir se mesure peut-être même à la faculté somptuaire. D'où un rapport complexe entre l'avoir et l'être, quasiment paradoxal. Tout se passe comme si le sentiment d'être soi, aussi bien que la capacité d'être reconnu par les autres, relevaient de qualités potentielles, activées par l'attitude de dépense ostentatoire – car celui qui peut perdre volontiers, on préjuge qu'il est capable de gagner. Volontairement renonçant aux biens, les sacrifiant à autrui, il est littéralement glorieux. Le paradoxe est donc que pour avoir, il faut accepter de renoncer à avoir, ou paraître du moins renoncer à avoir.

Vous aurez peut-être reconnu la thématique qui s'esquisse ici et à laquelle nous conduit ce dégagement des deux paradoxes initiaux sous lesquels se présente philosophiquement le thème de l'argent. Il s'agit de celle du Potlatch, ou échange sur le mode du don, relation somptuaire aux choses, rapport à l'avoir qui est en apparence de dépense en pure perte. Je vous rappellerai ce qu'est concrètement le Potlatch : c'est une forme de rapport d'échange non marchand découvert par Boas et Malinowski en Alaska et en Mélanésie (sous le nom de kula). Un rituel social de don et de contre-don, destiné à rapprocher les individus et les groupes antagonistes en sacrifiant les biens. Un rapport qui au départ était incompréhensible pour les Européens, à qui ce comportement semblait irrationnel. La rationalité étant évidemment et pour les raisons rappelées plus haut du côté du rapport d'argent, mesurable et apparemment indexé de manière saine à la réalité. Ne nous méprenons pas sur le Potlatch : il ne permet que très superficiellement d'être appréhendé comme un moment de pure fraternisation entre les individus, qui ne seraient pas séparés ou viciés par le rapport d'argent, et telle serait la grande sagesse des Indiens ou des Mélanésiens. Phénomène social très difficile à entendre pour nous – qui sommes pour ainsi dire les plus mal placés pour l'entendre – il est complexe et surtout « total », c'est-à-dire qu'il concerne des secteurs de l'activité humaine très éloignés de l'économie, qu'il les organise pour ainsi dire à distance.

En réalité le Potlatch, nous apprennent les anthropologues (Mauss, ici fondateur d'une tradition intellectuelle, Bataille, Caillé, Godelier, Hénaff, Lordon), induit un rapport très différent aux choses, mais en réalité très rationnel et complexe. Il s'agit d'un rapport agonistique, où la compétition prend un sens majeur : compétition entre les individus par le moyens des choses, comme dans le rapport marchand, mais tout à fait surprenant pour nous. Avec le potlatch, il s'agit de sacrifier pour conjurer la violence, et rapprocher les hommes. Celui qui renonce est alors grandi, plus grand que celui qui prétend se constituer en conservant. La dépense prime donc la conservation, car le social l'emporte sur l'individuel, comme la cause sur l'effet. Le potlatch donne à concevoir que le rapport social est premier, et que l'être c'est la relation. Mais pas seulement, ou alors dans un sens qu'il faut entendre avec une intensité que nous ne connaissons plus, nous Modernes qui avons domestiqué tour à tour la nature et le social, justement : dans le Potlatch, on risque gros. On évoque et l'on veut conjurer deux types de risques, très exactement. D'une part, on risque le retour de la violence pure entre les membres de la communauté, après l'offense irréparable qui engendre le meurtre ; et de l'autre, on risque de réactiver la vengeance des dieux ou des esprits qui habitent chaque chose de la nature. Le potlatch repose en fait sur une visée d'espoir, il est la visée d'espoir en une confiance commune et renouvelée envers les autres, par le moyen du renoncement aux biens, au sein d'un monde pas du tout rassurant et même franchement hostile.

Je voudrais achever ma réflexion par des considérations qui vont me ramener à ma spécialité de philosophie politique. Chez Aristote et Locke, puis dans l'esprit du Potlatch, nous sentons qu'il se joue avec l'argent quelque chose qui est à la fois naturel et anormal, rationnel et pervers, où l'on se gagne et on se perd tout à la fois – bref il se joue quelque chose qui semble simultanément sage et fou. La question qui vient à un philosophe face à une chose aussi étrange relève nécessairement du soupçon, et elle est : qu'est-ce qu'on achète vraiment avec l'argent ?, qu'est-ce qu'il nous procure réellement, au point d'engendrer ces paradoxes et de nous mettre dans un tel état – un état littéralement limite, voire critique ? Ici, je dis que je reviens vers ma spécialité, car vous savez que je travaille depuis quelque temps sur la corruption et ses différentes formes, notamment politiques. J'ai réfléchi au rapport de corruption, que la littérature de science sociale nous décrit, à la base, comme l'effet d'un comportement utilitaire, qu'on peut appréhender sur le modèle coût-bénéfice, investissement-rendement. Le corrupteur et le corrompu échangeraient des valeurs, comme sur un marché. Si cela n'est pas faux en général, je pense à présent que c'est politiquement, voire socialement faux. Le sens « philosophique » du rapport de corruption concerne la place qu'on occupe dans le système social, non ce qu'on obtient matériellement, ou plutôt ce dernier point n'a de sens qu'en fonction du premier, qui est comme l'horizon dans lequel s'inscrit le rapport d'échange.

L'argent donne donc à penser sur le pouvoir. Je ne dis pas simplement : « l'argent donne du pouvoir », car je ne sais pas ce qu'une telle phrase veut dire. Sa signification m'est inconnue, car le pouvoir n'est pas un avoir, il n'est pas une donnée quantifiable, il n'est même pas une simple action sur comme l'est la domination. Le pouvoir, tel que je l'entends, concerne la disposition à faire agir les hommes, le plus souvent de leur plein gré. Donc, l'argent donne à penser sur le pouvoir, puisqu'il concerne moins le rapport des hommes aux choses que le rapport des hommes entre eux.

Je ferai seulement ces deux observations conclusives :

1. Dans Le pain et le cirque, Paul Veyne nous a montré comment fonctionnait dans le monde romain les pratiques d'obligation de soi, dans lesquelles un puissant offre quelque chose pour le bien de sa cité : il y a du potlatch dans l'évergétisme (néologisme contemporain à partir de l'expression verbale eu ergein, « faire du bien », « favoriser » – sa cité, sa patrie). Il ne s'agit pas des liturgies, contributions plus ou moins directes au fonctionnement de la cité moralement obligatoires. Par le biais de dons incroyables (une flotte de navires, un amphithéâtre, un cirque, un temple, une école) certains grands personnages s'attiraient « gratuitement » la réputation de généreux, avec tous les effets qu'on peut imaginer en particulier toutes les retombées en termes de prestige politique. En d'autres termes : la grandeur est celle de celui qui sacrifie son bien pour le bonheur des autres, et c'est pourquoi la carrière lui est possible. Ou encore : on ne prête qu'aux riches, ce qui signifie d'un point de vue politique : les hommes ne peuvent prendre pour chefs que ceux qui défient la rationalité économique. Le vieil Aristote n'a-t-il pas ici quelque chose à apprendre aux lecteurs de Balzac et aux observateurs du Potlatch ? Un passage que je trouve personnellement prodigieux dans l'Éthique à Nicomaque nous conduit à répondre par l'affirmative. Il s'agit du texte qui décrit une vertu de l'honnête homme, de l'homme social tel que le philosophe se le représente. Cette vertu, c'est l'étonnante magnificence [ mégaloprépéia], et cet homme, en l'occurrence, c'est le magnifique [ho mégaloprépès], dans Éthique à Nicomaque, IV, 4, 1122 a 18 20 et suivantes. Le magnifique écrit Aristote, sait judicieusement dépenser trop. Le libéral est généreux, mais le magnifique est excessif avec goût. Il trouve la juste mesure (sociale et politique) de la démesure (économique) : « Le magnifique est une sorte de connaisseur, un artiste en fait de dépense, car il a la capacité de discerner ce qu'il sied de faire et de dépenser sur une grande échelle avec goût. [...] Les dépenses du magnifique sont à la fois considérables et répondent à ce qu'il est séant d'accomplir ». Je vous renvoie à ces pages abyssales, totalement énigmatiques pour un agent rationnel tel que ceux décrits par Max Weber dans L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Je fais cette référence à dessein : la rationalité socio-politique décrite par Aristote sous la forme d'une totale irrationalité économique est probablement à jamais inaccessible du point de vue de la rationalité comptable dont Weber nous dit qu'elle s'impose avec la modernité à partir de la discipline comportementale que s'imposent les réformés. Et en effet, le vieil Aristote a quelque chose à dire dans le monde balzacien revisité par le Potlatch : dans ce monde, quelle grande sagesse que celui de l'homme suffisamment fou pour se demander combien il faut (excessivement) dépenser pour obtenir l'estime de ses concitoyens, mais aussi pour avoir la paix sociale parce que tout le monde est heureux ! On regardera un tel individu comme un véritable chef en puissance, car c'est un véritable bienfaiteur de sa cité, cet artiste de la trop grande dépense ; il est purement et simplement un sage en matière socio-politique, la version aristotélicienne du philosophe-roi : « En outre, l'homme magnifique, en dépensant de pareilles sommes, aura le bien pour fin, ce qui est un caractère commun à toutes les vertus ».

2. Considérons enfin une pièce de monnaie ou un billet de banque nationale ou international : un franc, un dollar, un euro. Qu'est-ce que c'est ? Un monument politique qui fonde un avenir commun à partir d'un passé et de valeurs proclamées. Autrefois Voltaire ou Pascal, à présent le patrimoine italien (Dante, Leonardo), français (Marianne), etc. Le patrimoine culturel érigé en quelque chose qui rassure : la monnaie indexée sur la culture de la vieille Europe. Plus politique, plus théologique (donc, doublement plus réaliste ?) : « In God we trust » – en Dieu nous avons confiance. La monnaie, la chose la plus fluctuante du monde, aussi improbable que la confiance entre les hommes à propos de leurs biens matériels !, vouée à être ce qui stabilise, qui rassure, qui promet l'avenir stable des valeurs communes... Voilà bien, pour un philosophe, une des choses les plus étranges du monde. Mais aussi une des plus certaines du monde : « In God WE trust », c'est parce qu'il y a un « nous » qu'il y a un passé et qu'il y a un avenir. Ce qui signifie, exprimé dans une version complète : « Nous qui croyons en notre avenir commun malgré tout, et même malgré l'argent qui passe son temps à nous diviser, nous avons de ce fait un avenir commun, soit, tout à la fois et indissociablement, de l'avenir et du commun ». Dans ce monde de bruits monétaires et de fureur financière, il est nécessaire de parier sur les vertus du rapport politique.


Bibliographie des auteurs et ouvrages cités :

  • Aristote,

    • Éthique à Nicomaque, trad. Jean Tricot, Paris, Vrin, 1990 ; Les Politiques, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, 1990.

  • Honoré de Balzac, La Comédie humaine : Le Père Goriot ; Illusions perdues ; Splendeurs et misères des courtisanes ; La maison Nucingen ; Eugénie Grandet, Paris, Le Club français du livre, 1966.

  • Georges Bataille, La Part maudite, Éditions de Minuit, 1967.

  • Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme, Bruxelles, Desclée de Brouwer, 2000.

  • Jean Cartelier, La monnaie, Paris, Flammarion, 1995.

  • Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, Fayard, 1996.

  • Marcel Hénaff, Le prix de la vérité : le don, l'argent, la philosophie, Paris, Le Seuil, 2002.

  • Albert Hirschman, Les passions et les intérêts. Justifications du capitalisme avant son apogée, trad. Pierre Andler, Paris, PUF, 1980.

  • John Locke, Second traité du gouvernement civil [1689], trad. Jean-Fabien Spitz, Paris, PUF.

  • Frédéric Lordon, L'intérêt souverain. Essai d'anthropologie économique spinoziste, Paris, La Découverte, 2006.

  • Crawford Brough Macpherson, La théorie politique de l'individualisme possessif, de Hobbes à Locke, trad. Michel Fuchs, Paris, Gallimard, Folio 2004.

  • Bronislaw Malinowski, Les Argonautes du Pacifique occidental, trad. André et Simone Devyver, Paris, Gallimard, 1989.

  • Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », 1ère éd. 1923-24, in Sociologie et anthropologie, Paris, P.U.F., 1950.

  • Charles Taylor, Le malaise de la modernité, trad. Charlotte Melançon, Paris, Le Cerf, 1994.

  • Paul Veyne, Le pain et le cirque. Sociologie historique d'un pluralisme politique, Paris, Le Seuil, « Points », 1976.

  • Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. Isabelle Kalinowski, Paris, Flammarion, 2000.

  • 1J. Cartelier, La monnaie, Paris, Flammarion, 1995, p. 13.

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5 mai 2009 2 05 /05 /mai /2009 14:10

 
La société alpine de philosophie a consacré son SEMINAIRE D'HIVER au thème
« LE TRAGIQUE ».

Le samedi 28 février 2009

de 13h30 à 17h30, à l'Hexagone-scène nationale de Meylan.

 

 


Deux conférences invitées seront suivies d'une mise en perspective des thématiques abordées, puis d'un débat général entre les participants au séminaire.

 

Participation aux frais : 10 euros ou 5 euros pour les adhérents

(entrée libre pour les chômeurs, étudiants et moins de 18 ans).

 

La société alpine de philosophie est une association loi de 1901 dédiée à la diffusion et à la pratique du savoir philosophique, traditionnellement liée au Département de philosophie de l'UPMF.

 

 

Présentation du séminaire :

En écho aux spectacles* Le soleil, ni la mort ne peuvent se regarder en face, Macbeth, Sous les visages, Le Bruit des os qui craquent ou encore La Douleur, une après-midi d’échange et de réflexion philosophique est organisée autour de la notion de Tragique. Il s’agira de réfléchir ensemble à la valeur et à la pertinence contemporaine de cette notion pour éclairer notre époque dans ses dimensions intellectuelle, morale, politique et spirituelle.

(*) spectacles présentés cette saison à l'Hexagone

 

Cette notion de tragique a été inventée par les anciens Grecs et Latins dans le cadre d'une méditation sur la condition humaine ; elle visait notamment à caractériser la nature et les limites de la liberté. Il faut regarder le héros tragique comme un être voué à faire l'épreuve risquée du dépassement de la condition humaine, dans un univers qui porte la trace des dieux. Selon Aristote, ce spectacle terrible visait à provoquer une réaction nommée « catharsis », faite d'identification et d'effroi, à l'issue de laquelle la vie ordinaire reprend son cours dans ses limites, perçues et mieux comprises par les spectateurs. A notre époque, plusieurs auteurs ont affirmé que l'histoire contemporaine était devenue tragique. Quelle est la pertinence du type dramatique de la tragédie pour saisir les contradictions de notre temps ? Et s'il faut considérer le tragique comme une « forme mentale », quelle est sa fécondité pour l'appréhension des tourments de notre histoire contemporaine ?


Intervenants :


- Géraldine Bénichou, metteuse en scène. Après des études de philosophie, elle fonde à Lyon en 1996 le Théâtre du Grabuge. En 2003, elle intègre l’Unité Nomade de Formation à la Mise en scène du Conservatoire de Paris. À la recherche d’un théâtre à la fois épique et intime où se tisse chant, musique et texte, elle développe son travail hors des théâtres avec la création de «Passerelles». À partir de témoignages glanés lors de ces rencontres, Géraldine Bénichou explore « un théâtre de création documentaire ». Elle a présenté à l’Hexagone Scène nationale Antigone et Anna et ses sœurs
.


- Bernard Tiolier, professeur de grec à l'Université interâges du Dauphiné, à l'issue d'une carrière en lycée et d'expériences de mise en scène théâtrale en Afrique.

- Thierry Ménissier, agrégé de philosophie après des études de philosophie à la Sorbonne et docteur de l'Ecole des Hautes Études en Sciences Sociales en « études politiques ». Il est maître de conférences de philosophie politique et habilité à diriger des recherches en science politique à l'Université Pierre Mendès France – Grenoble 2. Il préside depuis 2005 la Société Alpine de Philosophie. Spécialiste de Machiavel, ses recherches actuelles portent sur les formes de légitimité collective et sur les concepts normatifs nécessaires pour une philosophie contemporaine de la démocratie.


- Claude Franza, médiation avec le public et animation du débat

 

 

Déroulé de l’après-midi :


13h30 > accueil


14h-15h30 > Prise de parole des intervenants


15h30-16h > pause café / thé


16h-17h30 > débat avec la salle

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5 mai 2009 2 05 /05 /mai /2009 13:59


[De gauche à droite : Jean-Marc Porte, Jean-François Ponsot, Daniel Bougnoux, Thierry Ménissier]



La Société alpine de philosophie

 

a consacré son SEMINAIRE D'AUTOMNE

 

au thème « l'argent »

 

Dans cette nouvelle formule d'intervention philosophique, trois conférences invitées le matin sont suivies, après la pause de midi, d'une mise en perspective des thématiques abordées, puis d'un débat général entre les participants au séminaire.

Le séminaire aura lieu le samedi 15 novembre 2008, de 9h30 à 16 h, à l'Université Pierre Mendès France – Grenoble 2, UFR de Sciences Humaines, bâtiment ARSH, AMPHI 1.

 

Adresse géographique : 1281 avenue centrale, 38400 Saint-Martin d'Hères. Tram B ou C, arrêt Bibliothèques Universitaires.

 

Participation aux frais : 10 euros ; entrée libre pour les chômeurs, étudiants et moins de 18 ans.

  

 

Présentation du séminaire :

Véritablement fascinant, le thème de l'argent se situe au croisement de problématiques fondamentales pour notre monde : sous la forme de la monnaie, l'argent est le vecteur moderne des échanges et le critère de la valeur. Il est l'intermédiaire obligé qui discrimine ce qui vaut beaucoup et ce qui vaut moins, les riches et les pauvres, les puissants et les faibles. Il a donc à voir tout à la fois avec le pouvoir, avec la dynamique sociale dans son ensemble et, pour chacun, avec l'image de son propre bonheur. Dans le même temps, l'usage de l'argent rassemble les hommes, car il implique une véritable communauté de la part de ceux qui, en adoptant tel ou tel étalon monétaire, se reconnaissent mutuellement. Cette communauté paraît basée sur la confiance mutuelle des participants à l'échange, mais l'argent lui-même crée la confiance dont il se nourrit. Point notable, les relations du système de l'argent avec la politique – avec l'organisation rationnelle qui permet aux hommes d'agir collectivement sur leur destinée – sont extrêmement complexes.

La crise actuelle du système financier mondial donne à penser les thématiques liées au système de l'argent avec une acuité renouvelée. Outre qu'elle met en péril l'économie réelle et risque de ce fait de dévaloriser totalement le fruit du travail, la crise touche au coeur des valeurs contemporaines et remet en question la manière de vivre et de juger. Chacun savait le structurel défaut de fondement des valeurs sociales, basées seulement, dans les démocraties post-religieuses et post-métaphysiques, sur l'usage commun et sur la discussion rationnelle ; la crise fait ressentir à de nombreuses personnes un véritable dégoût pour ce monde, au profit d'autres mondes, supposés plus solides ou plus justes.

Ce séminaire, en se montrant attentif aux constantes historiques et aux possibles évolutions contemporaines, examinera dans leur généralité les conditions philosophiques, ainsi que les enjeux anthropologiques et psychanalytiques de l'usage de l'argent, dans une réflexion qui nous semble salutaire en cette période de crise.

Intervenants :

- Marie Cuillerai (maître de conférences de philosophie, Université de Paris 8) :

Crise Financière : Le Grand Potlatch

Exubérance, irrationalité, défiance, ont qualifié l'état des opérateurs financiers dans cette crise où l'on n'aura assisté comme jamais à la mobilisation de capitaux, de sommes d'argent astronomiques dans une frénésie accentuée par la couverture médiatique de l'événement du siècle. Loin de vouloir en spécialiste argumenter sur la pertinence des différents plans de sauvetage de l'économie mondiale, il peut paraître opportun de se saisir du temps présent pour revenir sur des analyses qui ont placé le sacré, l'irrationnel et la démesure au coeur du fonctionnement économique. Les notions de dépense, de destruction, de potlatch, ont ouvert un espace de réflexion sur l'argent où la souveraineté ne tient pas tant à l'accumulation des richesses, symboliques ou réelles qu'à leur destruction.

S'agirait-il pour nous de prendre acte d'un tel renversement, comme d'un principe caché, issu d'un fonds obscur et nous renvoyant aux limites incontournable de notre condition humaine ? Du moins pourrons-nous y suivre le fil conducteur d'une ambivalence de la monnaie, à la fois principe de cohésion sociale et enjeu de puissance, pour quelques uns.

- Jean-Marc Porte (psychanalyste, Grenoble) :

Psychanalyse et argent : le Je, en petite(s) coupure(s)

A l'heure où l'intrication de l'avoir et l'être trouvent dans nos sociétés la promesse d'une réponse quasi sans limites (la consommation) qu'en est-il du rapport de la psychanalyse à l'argent ? Au travers d'exemples tirés de la clinique, Jean Marc Porte, psychanalyste, proposera une lecture de l'argent dans la cure contemporaine. Dette, excès, manque : en aller-retour avec les textes de Georges Bataille et Michel Aglietta, une question en forme de paraphrase  de la formule de Lacan sera développée : et si l'argent – opérateur neutre par excellence de l'économisme – était structuré comme un langage.

- Daniel Bougnoux (professeur émérite de sciences de la communication, Université Stendhal – Grenoble 3) :

L'argent, un média comme les autres ?

Membre du comité de rédaction de la revue Médium qui a consacré en juin un numéro double à "L'argent maître", Daniel Bougnoux examinera l'argent comme signe et comme média en rappelant quelques jalons dans l'histoire et les principales fonctions, extraordinairement ambivalentes, de la monnaie.  Le détachement et la dématérialisation croissante des représentations monétaires engendrent un vertige, classiquement dénoncé par toute une tradition littéraire ; mais les empiètements de la valeur-argent sur les formes non-monétaires de la valeur atteignent aujourd'hui un seuil de crise, pas seulement économique mais philosophique et morale. Raison de plus pour penser de façon critique (au sens kantien de la séparation des domaines) les usages de mots comme valeur, crédit, signe monétaire, échange, ou spéculation.

  http://www.regisdebray.com/content.php?pgid=medium&numero=16



Déroulement de la manifestation :

 

9 h 30 – 9 h 45 : Accueil des participants.

 

9 h 45 – 10 h : Présentation des séminaires de la Société alpine de philosophie et Introduction du thème « l'argent », par Thierry Ménissier.

 

10 h – 10 h 45 : Intervention de Marie Cuillerai / réactions de Jean-François Ponsot, Maître de conférences en économie, UPMF.

 

10 h 45 – 11 h : Pause.

 

11 h – 11 h 45 : Intervention de Jean-Marc Porte / réactions de J.-M. Porte.

 

11 h 45 – 12 h 30 : Intervention de Daniel Bougnoux / réactions de J.-M. Porte. 

 

12 h 30 – 14 h : Pause déjeuner

 

14 h – 14 h 30 : Reprise problématisée des conférences et préparation du débat, par Thierry Ménissier

 

14 h30 – 16 h : Débat général

 

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