« Toute vie est bien entendu un processus de
démolition »
(Francis Scott Fitzgerald).
Vous étiez venus très nombreux -
170 personnes - écouter Philippe Saltel et Thierry Ménissier, à l’invitation du Printemps du Livre de Grenoble, « s’affronter » pour savoir si la vie est ou non une aventure – et
dans quelle ambiance de ferveur intellectuelle. Merci vivement pour votre adhésion si massive à cette forme d’intervention philosophique nouvelle pour nous !
L’articulation principale du débat fut la suivante : en premier lieu, chaque
philosophe répondit directement à la question posée ; en second lieu, il développa les conséquences pratiques de sa position, en délivrant en quelque sorte sa propre « morale
de l’histoire ».
[Thierry Ménissier et
Philippe Saltel : "La vie est-elle une aventure ?"]
Thierry Ménissier – désigné volontaire par son contradicteur ! – débuta
volontiers la joute amicale en soutenant qu’à ses yeux la vie est fondamentalement une aventure. Cela tient au caractère contingent (non nécessaire, aléatoire) de ce qui advient : tout
aurait toujours pu arriver autrement qu’il arrive, ou ne pas arriver. La régularité que l’on constate parfois dans les phénomènes de la vie et de l’existence ne délivre aucune garantie quant à la
possibilité ou quant à l’existence de règles, et il est impossible d’y lire une logique qui assurerait définitivement nos actions.
Les choix individuels constituent eux-mêmes le principe d’une désorientation, d’une
complexification plus grande encore du cours des choses. De sorte qu’au lieu d’inscrire de la nécessité dans les choses, la liberté augmente au contraire l’indétermination ; si l’on est
honnête, il nous faut même admettre qu’elle fait littéralement exploser la quantité de possibles – rien de moins rassurant que la
liberté !
Ainsi que l’a magistralement affirmé Machiavel, dans Le Prince la fortuna, principe de surgissement du hasard et de perturbation de nos desseins les plus calculés,
est la reine du monde ; le Florentin ajoute que notre virtù – la seule qualité réelle dont nous disposons pour nous tirer d’affaire – doit en
permanence composer avec elle.
L’aventure existentielle est d’ailleurs profondément inscrite dans l’identité de la
modernité, époque dont nous subissons encore l’influence : au XVIème siècle, lors de cette Renaissance pleine de lucidité, s’inventent les figures du conquistador et du condottiere, que nous retrouvons aujourd’hui sous ces figures de réussite tant vantées que
sont l’entrepreneur et le trader.
Si bien des choses paraissent stables en nous et autour de nous, c’est parce que nous
sommes bien trop grossiers pour saisir que tout change tout le temps et dans n’importe quel sens. Bref, « aux innocents les mains pleines » !
Philippe Saltel lui répondit en ces termes : non, la vie n’est pas une
aventure. Et cette position se déduit presque de l’étymologie du terme « aventure », « adventure », ce qui doit advenir. L’adventor est celui qui vient visiter, singulièrement
les courtisanes, de manière fondamentalement légère. Si légère que personne ne peut dire qu’une authentique histoire d’amour est une aventure – car d’une histoire d’amour, on ne revient jamais
indemne. Rien de ce qui arrive de profond ou d’important dans l’existence ne relève de l’aventure : ce que les Haïtiens vivent actuellement n’est pas une aventure, les déportés n’ont jamais
écrit qu’ils avaient vécu une aventure. Au mieux, une suite d’événements risqués, une épreuve.
Or, justement, l’existence se présente sous le signe du risque le plus grand. Si l’on
considère le tout de l’existence, l’existence dans sa totalité, il est en effet clair que nous ne risquons guère de nous en sortir. La vie est un processus dont l’issue est toujours
fatale.
Il est impossible de plus de donner un sens aux événements au moment où on les vit ;
ce sont les biographes qui décident rétrospectivement que telle ou telle vie a été une aventure – une vie qu’ils transfigurent d’ailleurs par leurs récits.
Plusieurs fortes références viennent appuyer une telle manière de voir les choses :
l’Essai sur l’expérience de la mort, de Paul-Louis Landsberg, ou encore le Mythe d’Icare ou Traité du
désespoir et de la béatitude d’André Comte-Sponville.
Thierry Ménissier reprit la parole pour le second volet de la réflexion.
Sommes-nous obligés de jouer les aventuriers ? Nullement. Et pouvons-nous aisément relever le défi que nous impose notre condition ? Pas davantage.
Il semble qu’avec l’existence nous sommes engagés malgré nous dans un jeu dont nous n’avons pas du
tout les moyens de sortir vainqueurs. Dans ce jeu de dupes auquel nous sommes pris, la posture de l’aventurier apparaît forcée, surjouée.
Ou alors, nous sommes tous des aventuriers, et malgré nous. Il faut écouter le récit malheureux et
maudit (pour celui qui le dit comme pour celui qui l’écoute !) du « héros » anonyme de La chute d’Albert Camus : tout peut toujours se jouer lors d’une mauvaise
rencontre qui décide d’une vie, parce qu’elle révèle que nous sommes ou non à la hauteur de l’événement.
Et dans le même temps, écoutons celui qui s’aventure : sa posture n’est-elle pas toujours
semblable à celle d’Ismaël, au début du Moby Dick d’Herman Melville ? Quand le sens des choses oscille dangereusement, quand la vie n’adhère
plus à la vie, aller à Nantucket, monter à bord du Péquod, s’embarquer pour le grand large sous les ordres du Capitaine Achab, ce vieux fou (« ...ça remplace pour moi le suicide. Avec un
grand geste, le philosophe Caton se jette sur son épée, moi, tout bonnement, je prend le bateau »). L’aventure, ce succédané de suicide.
Bref, le tout de l’affaire, c’est de s’en tirer avec
élégance.
Ici reprendre la lecture de Machiavel, Histoires
florentines, VI, 13 : le comte Sforza est en danger et en situation de totale incertitude vis-à-vis de ce que vont tenter contre lui ses puissants ennemis. Or voici ce qu’écrit le
Florentin : « Cependant il résolut de faire
face à la fortune, et de se déterminer lui-même selon les événements de celle-ci ; car souvent, lorsqu’on agit, se dévoilent les partis qui seraient demeurés cachés si l’on n’avait pas
agi » (dans la langue toscane originale : « Pure deliberò di mostrare il viso alla fortuna, e secondo gli accidenti di quella consigliarsi ; perché molte volte, operando, si scuoprono quelli consigli che,
standosi, sempre si nasconderebbono »).
Comment mieux dire que le problème, c’est de s’en remettre courageusement à l’action pour forger son
style dans la rencontre des choses adverses ? L’action a sa vertu : « essayer » (Montaigne !), forcer la fortune à se
montrer propice – la liberté consiste à agir malgré tout, même quand tout semble compromis, déjà joué ou vide de sens. Car dans notre situation, rester digne et agir, n’est-ce pas finalement
la même chose ?
Il revint à Philippe Saltel de clore la rencontre : il faut être aventurier. Ce dernier est l’antithèse du héros tragique, lequel ne s’en sort pas. Puisque la vie est sérieuse, devons-nous nous résoudre à être
écrasés par ce sérieux ? Bien sûr que non, et dans cette perspective, la figure de l’aventurier est celle d’un homme qui avance courageusement et surtout pas péremptoirement.
Ecoutons Nietzsche qui écrivait que « la vie n’est pas une mijaurée, et Aragon, dans
La semaine sainte, affirmant que nous sommes des « graines d’avenir ». Autant de recommandations pour comprendre qu’il est nécessaire de
s’offrir à la naissance de son être. De toute façon, toute situation vécue apparaît irréductible à une situation antérieure. D’où cette phrase mystérieuse de Sartre : « L’aventure,
c’est l’irréversibilité du temps ».
L’aventurier, donc, un modèle, mais non une idole.