Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
1 décembre 2019 7 01 /12 /décembre /2019 11:02

Par Léo Marignane, étudiant en philosophie à l'Université Grenoble Alpes

 

Lundi 25 novembre à la séance de 20h du cinéma Juliet Berto, nous avons assisté à la tragédie du pouvoir. De beaux kimonos colorés dans une vaste plaine herbeuse vallonnée gardée par trois châteaux de pierre et de bois … tout cela mis en scène par l’illustre Akira Kurosawa à nouveau hanté par Shakespeare (en l’occurrence Le roi Lear). C'était Ran, terme qui signifie chaos en japonais. Pourtant le film commençait en toute harmonie. Un seigneur du Japon féodal, Hidetora, règne sans heurts sur un territoire bien délimité. La cour qui l'accompagne est tirée à quatre épingles. Les bonnes manières sont de rigueur. Visuellement tout est symétrique. Puis très vite un prince est banni, la succession attire toutes les convoitises, les conseillers intriguent. Si bien que, d'une manière d'autant plus violente que le contraste est fort avec la situation initiale, les hommes s'entretuent et le royaume se déchire.

Ran c'est ça, un film qui prend pour thème la violence. En en faisant son objet d'abord, dans la mesure où les batailles et les relations violentes entre protagonistes constituent une part majeure du film. Mais également en proposant une réflexion sur la violence. La violence ne se résume pas à une série de conséquences observables dans le film : chaos, destruction, morts et folie. Elle est aussi l’origine des évènements violents. La conquête du passé a produit des rancœurs qui s’exprimeront dès que l’opportunité se présentera. En sorte que la violence constitue la nature du pouvoir politique, du moins d’un certain type de pouvoir militaire, en tant qu’elle est à la fois l’origine et le développement de ce régime. Le message de Kurosawa est clair : la violence appelle la violence, quand bien même il y aurait des intervalles de paix. De là c’est une question politique qui sonne comme une mise en garde que soulève Ran : comment arrêter la violence dès lors que l’on commence à l’employer comme moyen politique ? Et en effet dans le film, le pouvoir politique d’Hidetora qui résulte d’une conquête militaire ne peut pas se transmettre pacifiquement mais seulement être à nouveau conquis dans le sang. Les vaincus d’autrefois sont ou bien les intrigants d’aujourd’hui comme dame Kaede, ou bien n’attendent qu’un affaiblissement du pouvoir politique pour se retourner contre lui comme les seigneurs voisins au royaume Ichimonji. Dans ces deux cas, ce sont les agents d’un retour implacable du destin qui trouvera nécessairement une issue tragique. Même quand les vaincus sont soumis, résignés et innocents il n’y a pas d’issue heureuse pour eux. Dame Sue sera assassinée pour un motif arbitraire. Le prince aveugle Tsurumaru se retrouvera seul au milieu des ruines du château de ses parents.

Voir Ran c’est faire l’expérience du chaos sous plusieurs formes. D’abord le film révèle l’impossibilité structurelle de la paix qui semble résulter de la nature humaine elle-même. Ces maux effroyables qui affectent le royaume semblent mécaniquement être produit lors de l’exercice du pouvoir. Pourtant il y a une part de mystère derrière cela. Le pouvoir politique semble fonctionner comme une boîte noire qui produirait systématiquement, qu’importe la situation initiale, une violence aveugle. En cela, nous avons véritablement affaire à une tragédie comme il en existe dans la grande tradition théâtrale : tragédies grecques, tragédies politiques de Shakespeare. Pour le spectateur cela se traduit dans son expérience de visionnage par le sentiment d’assister au déroulement d’une logique qui lui échappe. Les scènes de batailles qui occupent une large partie du film sont proprement chaotiques. Les flammes, le sang, les détonations, la fumée, le désordre … autant d’éléments qui nous perdent et nous immergent dans le champ de bataille. Les troupes de chaque camp se confondent en motifs colorés dont les déplacements nous apparaissent bien hiératiques.

Mais Ran nous met également en présence du chaos de l’esprit. Au cours du film le seigneur Hidetora, initialement superbe et sûr de sa force, sombre dans la folie à la suite de déceptions successives. Cette structure de l’inversion du monde révèle un motif shakespearien. Comme en témoigne le fait que les enfants remplacent le père dans la structure de pouvoir. De même, son bouffon Kyoami qui incarne au départ la figure du fou se retrouve dans la position inverse au moment où la folie du seigneur se déclare. C’est le bouffon qui va prendre soin du seigneur déchu. Alors, par contraste avec la véritable folie d’Hidetora qui fait suite à une série irrationnelle d’événements effroyables, le bouffon apparaît comme lucide. Si être raisonnable c’est participer à un monde de fous, alors passer pour fou dans ce monde-là doit être ce qu’il y a de plus proche de la raison.

Enfin c’est la série des événements dramatiques elle-même qui nous confronte à un autre type de chaos, celui-ci moins visuel, l’imprévisibilité. La transmission du pouvoir par Hidetora conduit à une guerre civile. La tentative de consolidation de ce pouvoir par le prince héritier le conduit à sa mort. Ainsi toutes les actions entreprises par les acteurs politiques du film échouent systématiquement en raison de l’intervention d’autres agents qui ont leur propre agenda. Alors que prise individuellement chaque action et son échec se comprennent très bien, le trouble apparaît quand on observe le tableau plus général. Comment est-ce possible que chaque tentative de mise en ordre aboutisse à plus d’entropie ? C’est l’une des propriétés de la violence politique sur laquelle met le doigt Kurosawa dans Ran.

Compte-rendu - cinéphilo - Film Ran
Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de Société alpine de philosophie
  • Contact

Recherche