Par Léo Marignane, étudiant en philosophie à l'Université Grenoble Alpes
COMPTE-RENDU : La flèche brisée de Delmer Daves. Présentation par Guillaume Bourgeois et Laurent Bachler.
Lundi dernier (16/12), le cinéma Juliet Berto en partenariat avec les départements d’Etudes cinématographiques et de Philosophie de l’université Grenoble-Alpes et la Société Alpine de Philosophie projetait un western dans le cadre du cycle Ciné-Philo. Cette fois, peu de cowboys et beaucoup d’indiens, il s’agissait de La flèche brisée.
Le pari était osé : présenter un western lors d’un ciné-philo. Mais en dépit de la réputation du genre, La flèche brisée n’est pas un film manichéen. C’est tout le contraire même, puisque les torts sont généreusement répartis par le film du côté apache comme du coté colon. D’une certaine manière tout est dans le titre, l’enjeu consiste à « briser la flèche ». Briser l’arme iconique des Apaches c’est, pour Cochise, leur chef, faire un pas vers la paix. Mais ce mouvement pacifique n’est pas à l’initiative de l’illustre chef amérindien mais d’un « blanc » inconnu, un chercheur d’or sans pépites et ancien soldat de l’Union, Tom Jeffords, le héros du film. En réalité, La flèche brisée propose une réponse à une question qui nous paraîtra urgente après le visionnage de Ran lors de la séance précédente : Comment faire changer les choses dans un contexte de violence ? Comment renverser la tendance qu’a la violence à s’alimenter elle-même ? En l’occurrence, au moment où se déroule notre film, en 1870, Apaches et colons états-uniens enchaînent les guerres depuis une vingtaine d’années. La haine est féroce entre les deux camps. Dans la mesure où chacun est persuadé que l’autre est un monstre dénué d’humanité, chaque exaction se légitime comme vengeance ou réparation d’une autre. En rentrant chez lui un rancher, Ben Slades trouve sa femme et sa maison brulées. Cochise a vu son propre frère se faire pendre à la suite d’une trahison de la part des forces états-uniennes. S’aventurer en territoire Apache expose les colons au mieux à une flèche mortelle au pire à subir les fameuses tortures apaches. De même, un colon se doit de scalper tout apache qu’il trouverait sur sa route. Ainsi il semble qu’à chaque contact entre les deux camps les relations s’aggravent encore un peu plus et qu’on ajoute à l’horreur générale.
Dans cette logique implacable de représailles, le geste de Tom Jeffords représente une aberration. Croisant un jeune apache blessé lors de sa recherche d’or, il refuse de l’achever et le soigne. C’est l’acte qui fondera sa volonté de construire la paix entre les deux peuples. A partir de là, il refusera la proposition du colonel de l’Union de réintégrer son poste dans l’armée, apprendra la langue et la culture apache et partira à la rencontre de Cochise pour amorcer la paix.
La réponse de La flèche brisée au problème de l’inertie des violences qui entrave la paix est celle de la création ou plutôt de la restauration de liens qui ont été brisés. En effet on pourrait résumer l’histoire comme celle d’un homme ordinaire qui s’improvise diplomate puisque personne ne s’en charge. Mais cette paix à laquelle quelques personnages souhaitent aboutir n’est pas un état dans lequel l’Amérique basculerait toute entière à partir du moment où elle cesse d’être en guerre. Elle se construit, pas à pas, à partir de la bonne volonté d’acteurs politiques plus ou moins importants, mais surtout par la mise en place de « techniques de paix » qu’il s’agit d’inventer. Jeffords commence par exemple par demander à Cochise de laisser passer le courrier états-unien sur son territoire en signe de bonne volonté. De même la paix signée entre les deux camps requière pour entrer en vigueur un armistice d’un mois dont chaque jour est matérialisé par l’ajout d’une pierre dans la capitale apache. Ces techniques de paix, aucun camp n’y aurait pensé seul. Elles sont issues d’une forme de coopération minimale qui sert de fondation à la paix future.
Dans ce contexte aux enjeux diplomatiques forts le film donne une place importante à la parole. La parole est bien sûr une chose qui se donne, qui devrait alors être respectée, l’est parfois mais sert aussi de base aux nombreuses trahisons du film. C’est également la parole qui va servir à convaincre, à persuader parfois, à faire un plaidoyer et même à séduire. Enfin la parole se retrouve plus prosaïquement dans le film. D’une part c’est un western « bavard », on parle beaucoup dans La flèche brisée. D’autre part, les descriptions orales que font les personnages ont un rôle important, ce sont elles notamment qui portent le témoignage des violences les plus crues. Voilà un autre élément de réponse au problème de la violence : la parole.
Autre point, il est remarquable que ce soit les guerriers (le chef apache Cochise, le Général Howard et l’ancien soldat Tom Jeffords) qui désirent d’autant plus la paix qu’ils connaissent bien la guerre. La flèche brisée s’appuie sur des personnages forts, des chefs politiques et militaires d’une part, et sur un inconnu au cœur noble, Tom Jeffords, d’autre part. Ce dernier sera rudement mis à l’épreuve au cœur du film au point qu’il voudra, en représailles, briser la paix qu’il avait lui-même institué. Il faudra que Cochise lui-même intervienne pour l’en empêcher et l’apaiser. En effet, la paix en plus d’être un processus difficile à mettre en place, est un processus fragile dans la mesure où nous cédons aisément à la violence dans les moments les plus rudes.
Outre cela, ces personnages ancrent le récit dans l’Histoire américaine dans la mesure où leur histoire personnelle antérieure au récit du film leur donne l’épaisseur requise pour nous faire sentir la dureté du conflit. Pourtant les relations du film à l’histoire sont complexes.
Certes, La flèche brisée est apparue comme l’un des premiers westerns « révisionnistes », westerns qui s’en prennent à la « légende dorée » de la conquête de l’Ouest. Contrairement à ses prédécesseurs qui donnaient des indiens une image de sauvages sanguinaires, La flèche brisée fait suite à un travail préparatoire de documentation poussé concernant les mœurs apaches. Le film aborde même discrètement la question du colonialisme états-unien envers les indiens. Un personnage voulant justifier la conquête progressive du territoire apache affirmera que les colons apportent tout de même la civilisation. Dans un film où les violences s’enchainent, cette justification ne peut que tomber à l’eau pour le spectateur.
Plutôt que de verser dans la dénonciation de la conquête de l’Ouest, le film tranche en faveur d’une cohabitation possible entre les deux peuples. C’est la paix qui a clairement les faveurs du film plutôt que la résistance armée et nécessairement violente contre l’envahisseur blanc. Cette dernière voie est incarnée dans le film par le personnage (historique) de Geronimo. Si nous nous plaçons maintenant du point de vue amérindien en connaissance de l’Histoire américaine, la raison est-elle du côté de Cochise ou de Geronimo ? La paix préservée par Cochise a mené à la disparition presque totale de la culture apache. Il semble alors que le choix de la résistance armée eut été plus judicieux face au colonialisme mais en réalité il n’aurait fait que continuer un rapport de force de plus en plus en défaveur des indiens. Il semble alors que tragiquement pour les Apaches il n’y eut pas de solution face au dilemme de la guerre et de la colonisation.
Certes La flèche brisée nous présente un épiphénomène aussi bien spatialement puisque partout ailleurs ou presque les amérindiens ont été soumis par la force, que temporellement puisque le traité de paix finira par être bafoué par les colons. Mais ce que le film nous propose au-delà d’un récit historique circonstancié, c’est la présentation d’une possibilité trop peu souvent explorée dans une situation historique pourtant commune, celle d’une paix nécessairement délicate mais qui semble être la seule réponse pertinente au problème de l’inertie de la violence.